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Ve SEMAINE. SUITE DES SINGULARITÉS DE LA CRÉATION DE L'HOMME.
PREMIÈRE ÉLÉVATION. Dieu met l'homme dans le paradis, et lui amène tous les
animaux pour les nommer.
IIe ÉLÉVATION. La création du second sexe.
IIIe ÉLÉVATION. Dieu donne à L'homme un commandement, et l'avertit de son franc
arbitre, et tout ensemble de sa sujétion.
IVe ÉLÉVATION. Sur l'arbre de la science du bien et du mal, et sur l'arbre de
vie.
Ve ÉLÉVATION. Dernière singularité de la création de l’homme dans son
immortalité.
Après avoir formé l'homme, Dieu
commence à lui faire sentir ce qu'il est dans le monde par deux mémorables
circonstances : l'une en lui plantant de sa propre main un jardin délicieux
qu'on appelle paradis, où il avait ramassé toutes les beautés de la nature pour
servir au plaisir de l'homme, et par là l'élever à Dieu qui le comblait de tant
de biens : l'autre en lui amenant tous les animaux comme à celui qui en était le
maître , afin de lui faire voir que non-seulement toutes les plantes et tous les
fruits de la terre étaient à lui, mais encore tous les animaux qui par la nature
de leurs mouvements semblaient moins sujets à son empire.
Pour le paradis, Dieu ordonna
deux choses à l'homme : l'une « de le cultiver, » et l'autre « de le garder : »
c'est-à-dire d'en conserver la beauté ; ce qui revient encore à la culture. Car
au reste il n'y avait pas d'ennemi qui put envahir ce lieu tranquille et saint :
Ut operaretur, et custodiret illum (1). Dieu apprenait à l'homme, par
cette figure, à se garder soi-même et à garder à la fois la place qu'il avait
dans le paradis. Pour la culture, ce n'était pas cette culture laborieuse qui a
été la peine de notre péché, lorsqu'il a fallu comme arracher dans la sueur de
notre front, du sein de la terre, le fruit nécessaire à la conservation de notre
vie : la culture donnée à l'homme pour son exercice, était cette culture
1 Genes., II, 15.
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comme curieuse, qui fait cultiver les fruits et les fleurs,
plus pour le plaisir que pour la nécessité. Par ce moyen l'homme devait être
instruit de la nature des terres et du génie des plantes, de leurs fruits ou de
leurs semences : et il y trouvait la figure de la culture des vertus.
En amenant les animaux à l'homme
(1), Dieu lui fait voir qu'il en est le maître, comme un maître dans sa famille,
qui nomme ses serviteurs pour la facilité du commandement. L'Ecriture,
substantielle et courte dans ses expressions, nous indique en même temps les
belles connaissances données à l'homme, puisqu'il n'aurait pas pu nommer les
animaux, sans en connaître la nature et les différences, pour ensuite leur
donner des noms convenables selon les racines primitives de la langue que Dieu
lui avait apprise.
C'est donc alors qu'il connut
les merveilles de la sagesse de Dieu, dans cette apparence et cette ombre de
sagesse qui paraît dans les industries naturelles des animaux. Louons Dieu avec
Adam, et considérons comme devant nous toute la nature animale, comme l'objet de
notre raison. Qui a formé tant de genres d'animaux, et tant d'espèces
subordonnées à ces genres, toutes ces propriétés, tous ces mouvements, toutes
ces adresses, tous ces aliments, toutes ces forces diverses, toutes ces images
de vertu. de pénétration, de sagacité et de violence? Qui a fait marcher,
ramper, glisser les animaux? Qui a donné aux oiseaux et aux poissons ces rames
naturelles qui leur font fendre les eaux et les airs? Ce qui peut-être a donné
lieu à leur Créateur de les produire ensemble, comme animaux d'un dessein à peu
près semblable; le vol des oiseaux semblant être une espèce de faculté de nager
dans une liqueur plus subtile, comme la faculté de nager dans les poissons est
une espèce de vol dans une liqueur plus épaisse. Le même Auteur a fait ces
convenances et ces différences : celui qui a donné aux poissons leur triste et
pour ainsi dire leur morne silence, a donné aux oiseaux leurs chants si divers,
et leur a mis dans l'estomac et dans le gosier une espèce de lyre et de guitare,
pour annoncer chacun à leur mode les beautés de leur Créateur. Qui
1 Genes., II, 19.
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n'admirerait les richesses de sa providence, qui fait
trouver à chaque animal jusqu'à une mouche, jusqu'à un ver, sa nourriture
convenable? En sorte que la disette ne se trouve dans aucune partie de sa
famille; mais au contraire que l'abondance y règne partout, excepté maintenant
parmi les hommes, depuis que le péché a introduit la cupidité et l'avarice.
Par la considération tous les animaux sont à l'usage de
l'homme, puisqu'ils lui servent à connaître et à louer Dieu. Mais outre cet
usage plus universel, Adam connut dans les animaux des propriétés particulières,
qui leur donnaient le moyen d'aider par leur ministère celui que Dieu faisait
leur seigneur. O Dieu, j'ai considéré vos ouvrages, et j'en ai été effrayé !
Qu'est devenu cet empire que vous nous aviez donné sur les animaux? On n'en voit
plus parmi nous qu'un petit reste, comme un faible mémorial de notre ancienne
puissance et un débris malheureux de notre fortune passée.
Rendons grâces à Dieu de tous
les biens qu'il nous a laissés dans le secours des animaux ; accoutumons-nous à
le louer en tout. Louons-le dans le cheval qui nous porte ou qui nous traîne :
dans la brebis qui nous habille et qui nous nourrit : dans le chien qui est
notre garde et notre chasseur : dans le bœuf qui fait avec nous notre labourage.
N'oublions pas les oiseaux, puisque Dieu les a amenés à Adam comme les autres
animaux ; et qu'encore aujourd'hui apprivoisés par notre industrie, ils viennent
flatter nos oreilles par leur aimable musique; et chantres infatigables et
perpétuels, ils semblent vouloir mériter la nourriture que nous leur donnons. Si
nous louons les animaux dans leur travail et pour ainsi dire dans leurs
occupations, ne demeurons pas inutiles : travaillons : gagnons notre pain chacun
dans son exercice, puisque Dieu l'a mis à ce prix depuis le péché.
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En produisant les autres
animaux, Dieu a créé ensemble les deux sexes; et la formation du second est une
singularité de la création de l'homme.
Que servait à l'homme d'être
introduit dans ce paradis de délices, dans tout un vaste pays que Dieu avait mis
en son pouvoir, et au milieu de quatre grands fleuves dont les riches eaux
traînaient des trésors : au reste sous un ciel si pur, que sans être encore
obscurci par ces nuages épais qui couvrent le nôtre et produisent les orages, il
s'élevait de la terre par une bénigne chaleur une vapeur douce qui se distillait
en rosée et qui arrosait la terre et toutes ses plantes? L'homme était seul, et
le plus seul de fous les animaux; car il voyait tous les autres partagés et
appareillés en deux sexes ; et, dit l'Ecriture, il n'y avait que l'homme « à qui
on ne trouvait point d'aide semblable à lui (1). » Solitaire, sans compagnie,
sans conversation, sans douceur, sans espérance de postérité, et ne sachant à
qui laisser ou avec qui partager ce grand héritage et tant de biens que Dieu lui
avait donnés, il vivait tranquille, abandonné à sa providence, sans rien
demander. Et Dieu aussi de lui-même, ne voulant laisser aucun défaut dans son
ouvrage, dit ces paroles : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul :
donnons-lui une aide semblable à lui (2). »
Peut-être donc va-t-il former le
second sexe, comme il avait formé le premier? Non : il veut donner au monde dans
les deux sexes l'image de l'unité la plus parfaite et le symbole futur du grand
mystère de Jésus-Christ. C'est pourquoi il tire la femme de l'homme même, et la
forme d'une côte superflue qu'il lui avait mise exprès dans le côté. Mais pour
montrer que c'était là un grand mystère et qu'il fallait regarder avec des yeux
plus épurés
1 Genes., II, 20.— 2 Ibid., 18.
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que les corporels, la femme est produite dans une extase
d'Adam ; et c'est par un esprit de prophétie qu'il connut tout le dessein d'un
si bel ouvrage. « Le Seigneur Dieu envoya un sommeil à Adam : » un sommeil,
disent tous les saints, qui fut un ravissement et la plus parfaite de toutes les
extases : Dieu « prend une côte d'Adam et il en remplit de chair la place (1). »
Ne demandez donc point à Dieu pourquoi voulant tirer de l'homme la compagne
qu'il lui donnait, il prit un os plutôt que de la chair : car s'il avait pris de
la chair, on aurait pu demander de môme pourquoi il aurait pris de la chair
plutôt qu'un os. Ne lui demandons non plus ce qu'il ajouta à la côte d'Adam pour
en former un corps parfait : la matière ne lui manque pas : et quoi qu'il en
soit, cet os se ramollit entre ses mains. C'est de cette dureté qu'il voulut
former ces délicats et tendres membres, où dans la nature innocente il ne faut
rien imaginer qui ne fût aussi pur qu'il était beau. Les femmes n'ont qu'à se
souvenir de leur origine ; et sans trop vanter leur délicatesse, songer après
tout qu'elles viennent d'un os surnuméraire, où il n'y avait de beauté que celle
que Dieu y voulut mettre.
Mon Dieu, que de vains discours
je prévois dans les lecteurs au récit de ce mystère ! Mais pendant que je leur
raconte un grand et mystérieux ouvrage de Dieu, qu'ils entrent dans un esprit
sérieux et, s'il se peut, dans quelque sentiment de cette admirable extase
d'Adam, pendant laquelle il édifia, « il bâtit en femme la côte d'Adam (2) : »
grave expression de l'Ecriture, pour nous faire voir dans la femme quelque chose
de grand et de magnifique, et comme un admirable édifice où il y avait de la
grâce, de la majesté , des proportions admirables et autant d'utilité que
d'ornement.
La femme ainsi formée est présentée « de la main de Dieu »
au premier homme, qui ayant vu dans son extase ce que Dieu faisait : « C'est
ici, dit-il d'abord, l'os de mes os, et la chair de ma chair : elle s'appellera
Virago, parce qu'elle est formée de l'homme; et l'homme quittera son père et sa
mère, et il s'unira à sa femme (3). » On peut croire par cette parole que Dieu
avait formé la femme d'un os revêtu de chair, et que l'os seul est nommé
1 Genes., II, 21. — 2 Ibid., 22. — 3 Ibid.,
23, 24.
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comme prévalant dans cette formation. Quoi qu'il en soit,
encore une fois sans nous arrêter davantage à des questions curieuses, et
remarquant seulement en un mot ce qui paraît dans le texte sacré, considérons en
esprit cette épouse mystérieuse ; c'est-à-dire la sainte Eglise tirée et comme
arrachée du sacré côté du nouvel Adam pendant son extase, et formée pour ainsi
parler par cette plaie dont toute la consistance est dans les os et dans les
chairs de Jésus-Christ, qui se l'incorpore parle mystère de l'incarnation et par
celui de l'Eucharistie qui en est une extension admirable. Il quitte tout pour
s'unir à elle : il quitte en quelque façon son Père qu'il avait dans le ciel, et
sa mère la Synagogue, d'où il était issu selon la chair, pour s'attacher à son
épouse ramassée parmi les Gentils. C'est nous qui sommes cette épouse : c'est
nous qui vivons des os et des chairs de Jésus-Christ, par les deux grands
mystères qu'on vient de voir : « C'est nous qui sommes, comme dit saint Pierre ,
cet édifice spirituel et le temple vivant du Seigneur (1), » bâti en esprit dès
le temps de la formation d'Eve notre mère, et dès l'origine du monde.
Considérons dans le nom d'Eve, qui signifie mère des vivants, et l'Eglise mère
des véritables vivants, et la bienheureuse Marie la vraie mère des vivants. qui
nous a tous enfantés avec Jésus-Christ qu'elle a conçu par la foi. O homme!
voilà ce qui t'est montré dans la création de la femme, pour prévenir par ce
sérieux toutes les frivoles pensées qui passent dans l'esprit des hommes au
souvenir des deux sexes, depuis seulement que le péché en a corrompu
l'institution. Revenons à notre origine : respectons l'ouvrage de Dieu et son
dessein primitif : éloignons les pensées de la chair et du sang; et ne nous
plongeons point dans cette boue, pendant que dans le récit qu'on vient
d'entendre Dieu prend tant de soins de nous en tirer.
1 I Petr., II, 5.
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« Vous mangerez de tous les
fruits du paradis : mais vous ne mangerez point de l'arbre de la science du bien
et du mal : car au jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort (1) : » la
mort vous sera inévitable.
Eve fut présente à ce
commandement, quoique par anticipation il soit rapporté avant sa production; ou
en tout cas il fut répété en sa présence, puisqu'elle dit au serpent : « Le
Seigneur nous a commandé de ne point manger ce fruit (2) : » si ce n'est qu'on
aime mieux croire qu'elle apprit d'Adam la défense de Dieu ; et que dès lors il
ait plu à Dieu de nous enseigner que c'est un devoir des femmes « d'interroger,
comme dit saint Paul, dans la maison et en particulier leurs maris (3), » et
d'attendre d'eux les ordres de Dieu.
Quoi qu'il en soit, Dieu fait
deux choses par ce commandement, et il enseigne à l'homme premièrement son libre
arbitre, et secondement sa sujétion.
Le libre arbitre est un des
endroits de l'homme où l'image de Dieu paraît davantage. Dieu est libre à faire
ou ne faire pas au dehors tout ce qui lui plaît, parce qu'il n'a besoin de rien
et qu'il est supérieur à tout son ouvrage : qu'il fasse cent mille mondes, il
n'en est pas plus grand : qu'il n'en fasse aucun, il ne l'est pas moins. Au
dehors le néant ou l'être lui est égal ; et il est maître ou de ne rien faire,
ou de faire tout ce qui lui plaît. Que l’âme raisonnable puisse aussi faire
d'elle-même ou du corps qui lui est uni, ce qui lui plaît, c'est assurément un
trait admirable et une admirable participation de l'être divin. Je ne suis rien;
mais parce qu'il a plu à Dieu de me faire à son image et d'imprimer dans
1 Genes., II, 16, 17.— 2 Ibid.,
III, 3. — 3 I Cor., XIV, 35.
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mon fond une ressemblance quoique faible de son libre
arbitre, je veux que ma main se lève, que mon bras s'étende, que ma tête. que
mon corps se tourne ; cela se fait : je cesse de le vouloir, et je veux que tout
se tourne d'un autre côté; cela se fait de même. Tout cela m'est indifférent :
je suis aussi bien d'un côté que d'un autre : et de tout cela il n'y en a aucune
raison que ma volonté : cela est, parce que je le veux : et je le veux, parce
que je le veux : et c'est là une dernière raison, parce que Dieu m'a voulu
donner cette faculté : et quand même il y a quelque raison de nie déterminera
l'un plutôt qu'à l'autre, si cette raison n'est pas pressante, et qu'il ne
s'agisse pour moi que de quelque commodité plus ou moins grande, je puis
aisément ou me la donner, ou ne me la donner pas : et je puis ou nie donner ou
m'ôter de grandes commodités, et si je veux des incommodités et des peines aussi
grandes, et tout cela parce que je le veux, et Dieu a soumis cela à ma volonté :
et je puis même user de ma liberté jusqu'à me procurer à moi-même de grandes
souffrances, jusqu'à m'exposer à la mort, jusqu'à me la donner; tant je suis
maître de moi-même par ce trait de la divine ressemblance qu'on appelle le libre
arbitre. Et si je rentre au dedans de moi, je puis appliquer mon intelligence à
une infinité d'objets divers, et à l'un plutôt qu'à l'autre, et à tout
successivement, à commencer par où je veux : et je puis cesser de le vouloir, ou
même vouloir le contraire ; et d'une infinité d'actes de ma volonté, je puis
faire ou celui-ci ou celui-là, sans qu'il y en ait d'autre raison, sinon que je
le veux; ou s'il y en a d'autre raison, je suis le maître de cette raison pour
m'en servir ou ne m'en servir pas, ainsi que je. le veux. Et par ce principe de
libre arbitre, je suis capable de vertus et de mérites, et on m'impute à
moi-même le bien que je fais ; et la gloire m'en appartient.
Il est vrai que je puis aussi me
détourner vers le mal, et mon œuvre m'est imputée à moi-même. Et je commets une
faute dont je puis aussi me repentir ou ne me repentir pas; et ce repentir est
une douleur bien différente des autres que je puis souffrir. Car je puis bien
être taché d'avoir la fièvre ou d'être aveugle, mais non pas me repentir de ces
maux, lorsqu'ils me viennent malgré moi. Mais si je mens, si je suis injuste ou
médisant, et que j'en sois
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fâché, cette douleur est un repentir que je puis avoir et
n'avoir pas ; heureux si je me repens du mal, et que volontairement je persévère
dans le bien.
Voilà dans ma liberté un trait
défectueux, qui est de pouvoir mal faire : ce trait ne me vient pas de Dieu,
mais il me vient du néant dont je suis tiré. Dans ce défaut je dégénère de Dieu
qui m'a fait : car Dieu ne peut vouloir le mal; et le Psalmiste lui chante : «
Vous êtes un Dieu qui ne voulez pas l'iniquité (1). » Mon Dieu, voilà le défaut
et le caractère de la créature : je ne suis pas une image et ressemblance
parfaite de Dieu : je suis seulement fait à l'image : j'en ai quelque trait :
mais parce que je suis, je n'ai pas tout : et on m'a tourné à la ressemblance;
mais je ne suis pas une ressemblance, puisqu'enfin je puis pécher. Je tombe dans
le défaut par mille endroits : par l'imperfection, par la multiplicité, par la
variabilité de mes actes ; tout cela n'est pas en Dieu, et je dégénère par tous
ces endroits; mais l'endroit où je dégénère le plus, le faible et pour ainsi
dire la honte de ma nature, c'est que je puisse pécher.
Dieu dans l'origine m'a donné un
précepte; car il était juste que je sentisse que j'étais sujet. Je suis une
créature à qui il convient d'être soumise : je suis né libre, Dieu l'a voulu;
mais ma liberté n'est pas une indépendance : il me fallait une liberté sujette,
ou si l'on aime mieux parler ainsi avec un Père de l'Eglise, une servitude libre
sous un seigneur souverain : Libera servitus: et c'est pourquoi il me
fallait un précepte pour me faire sentir que j'avais un maître. O Dieu, le
précepte aisé que vous m'avez donné d'abord. Parmi tant d'arbres et de fruits,
était-ce une chose si difficile de m'abstenir d'un seul? Mais vous vouliez
seulement me faire sentir par un joug aisé et avec une main légère que j'étais
sous votre empire. O Dieu, après avoir secoué le joug, il est juste que je
subisse celui des travaux, de la pénitence et de la mort que vous m'avez imposé.
O Dieu, vous êtes mon roi : faites-moi ce que vous voudrez par votre justice,
mais n'oubliez pas vos miséricordes.
1 Psal. V, 5.
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On peut entendre que « Dieu
avait produit de la terre tout arbre beau à voir et agréable au goût : et il
avait mis aussi dans le milieu du paradis l'arbre de vie et l'arbre de la
science du bien et du mal (1). » Dieu pouvait annexer aux plantes certaines
vertus naturelles par rapport à nos corps ; et il est aisé à croire que le fruit
de l'arbre de vie avait la vertu de réparer le corps par un aliment si
proportionné et si efficace, que jamais on ne serait mort en s'en servant. Mais
pour l'arbre de la science du bien et du mal, comme c'était là un effet qui
passait la vertu naturelle d'un arbre, on pourrait dire que cet arbre a été
ainsi appelé par l'événement, à cause que l'homme en usant de cet arbre contre
le commandement de Dieu, a appris la malheureuse science qui lui fait discerner
par expérience le mal que son infidélité lui attirait, d'avec le bien où il
avait été créé, et qu'il devait savoir uniquement s'il eût persévéré dans
l'innocence.
On peut encore penser que la
vertu de donner à l'homme la science du bien et du mal, était dans cet arbre une
vertu surnaturelle, semblable à celle que Dieu a mise dans les sacrements, comme
dans l'eau la vertu de régénérer l'intérieur de l'homme et d'y répandre la vie
de la grâce.
Quoi qu'il en soit, sans
rechercher curieusement le secret de l'œuvre de Dieu, il me suffit de savoir que
Dieu avait défendu absolument et dès l'origine l'usage de l'arbre de la science
du bien et du mal, et non pas l'usage de l'arbre de vie. Voici ses paroles : «
Mangez du fruit de tous les arbres du paradis, mais ne mangez point de celui de
l'arbre de la science du bien et du mal (2). » Il n'y avait donc que ce seul
fruit qui fût défendu, et celui de l'arbre de vie ne le fut qu'après le péché,
conformément à cette
1 Genes., II, 9. — 3 Ibid., 16, 17.
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parole : « Prenons garde qu'il ne mette encore la main sur
l'arbre de vie, et qu'il ne vive éternellement (1). »
O Dieu, je me soumets à vos
défenses : je renonce à toute science curieuse, puisque vous m'en défendez
l'usage : je ne devais savoir par expérience que le bien : je me suis trop mal
trouvé d'avoir voulu savoir ce que vous n'aviez pas voulu m'apprendre; et je me
contente de la science que vous me voulez donner. Pour l'arbre de vie, vous m'en
aviez permis l'usage, et je pouvais être immortel avec ce secours, et maintenant
vous me le rendez par la croix de mon Sauveur. Le vrai fruit de vie pend à cet
arbre mystérieux, et je le mange dans l'Eucharistie de dessus la croix, en
célébrant ce mystère selon le précepte de Jésus-Christ en mémoire de sa mort,
conformément à cette parole : « Faites ceci en mémoire de moi (2); » et celle-ci
de saint Paul : a Toutes les fois que vous mangerez de ce pain » céleste « et
que vous boirez de cette coupe » bénite, « vous annoncerez, » vous publierez,
vous célébrerez « la mort du Seigneur (3). » C'est donc ici un fruit de mort et
un fruit de vie : un fruit de vie, puisque Jésus-Christ a dit : « Vos pères ont
mangé la manne, et ils sont morts : mais quiconque mangera du pain que je vous
donnerai, ne mourra jamais (4). » L'Eucharistie est donc un fruit et un pain de
vie : mais en même temps c'est un fruit de mort, puisqu'il fallait pour nous
vivifier que Jésus « goûtât la mort pour nous tous (5); » et que rappelés à la
vie par cette mort, « nous portassions continuellement en nos corps la
mortification de Jésus (6), » par la mort de nos passions et en mourant à
nous-mêmes et à nos propres désirs, «pour ne vivre plus qu'à celui qui est mort
et ressuscité pour nous (7). » Pesons ces paroles et vivons avec Jésus-Christ,
comme lui « mortifiés selon la chair et vivifiés selon l'esprit (8), » ainsi que
disait saint Pierre.
1 Genes., III, 22. — 2 Luc.,
XXII, 19.— 3 I Cor., XI, 26. — 4 Jooan., IV, 49, 50. — 5 Hebr.,
il, 9. — 6 II Cor., IV, 10. — 7 Ibid., V, 15. — 8 I Petr., III,
18.
95
Nous ne comptons plus les
admirables singularités de la création de l'homme, tant le nombre en est grand ;
mais la dernière est l'immortalité. O Dieu, quelle merveille ! tout ce que je
vois d'animaux autour de moi sont sujets à la mort ; moi seul avec un corps
composé des mêmes éléments, je suis immortel par mon origine.
Je pouvais mourir cependant,
puisque je pouvais pécher : j'ai péché, et je suis mort : mais je pouvais ne pas
mourir, parce que je pouvais ne pas pécher, et que c'est le péché seul qui m'a
privé de l'usage de l'arbre de vie.
Quel bonheur ! quelle perfection
de l'homme ! Fait à l'image de Dieu par un dessein particulier de sa sagesse;
établi dans un paradis, dans un jardin délicieux où tous les biens abondaient ,
sous un ciel toujours pur et toujours bénin ; au milieu des riches eaux de
quatre fleuves; sans avoir à craindre la mort, libre, heureux, tranquille, sans
aucune difformité ou infirmité, ni du côté de l'esprit, ni du côté du corps;
sans aucun besoin d'habits, avec une pure et innocente nudité ; ayant mon salut
et mon bonheur en ma main ; le ciel ouvert devant moi pour y être transporté
quand Dieu voudrait, sans passer par les ombres affreuses de la mort! Pleure
sans fin , homme misérable qui as perdu tous ces biens et ne te console qu'en
Jésus-Christ qui te les a rendus, et encore dans une plus grande abondance!
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