Réflexions Morales
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Plan - Théologie

AVERTISSEMENT SUR LE LIVRE
DES RÉFLEXIONS MORALES,

AVEC DES EXTRAITS D'UNE ORDONNANCE
PORTÉE PAR L'ARCHEVÊQUE DE PARIS.

 

§1. De l'utilité de ces Réflexions, et pourquoi on les publia dans le diocèse de Châlons.

 

Les théologiens que monseigneur l'archevêque a chargés de la révision de cette édition dernière (1), sont obligés par son ordre de donner cette instruction au public. Et pour aller à la source , ils remarqueront d'abord :

Que c'a toujours été le désir des saints évoques que les divines Ecritures ne fussent mises entre les mains du peuple qu'avec certaines précautions, dont la première est qu'elles fussent accompagnées de notes approuvées par les évêques, qui en facilitassent la méditation et l'intelligence, et empêchassent les fidèles de s'égarer dans une lecture où se trouve naturellement la vie éternelle pour eux ; mais où aussi l'expérience du siècle passé n'avait que trop fait voir qu'en présumant de son sens et marchant dans son propre esprit, on pouvait trouver autant d'écueils que de versets, conformément à cette parole de l'Apôtre : « Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ pour la gloire de Dieu, tant pour ceux qui sont sauvés, que pour ceux qui périssent : c'est-à-dire odeur de vie pour les uns, et odeur de mort pour les autres (2). »

C'a été pour cette raison que le saint concile de Trente défend avec tant de soin les éditions de la sainte Ecriture, et des notes sur ces divins Livres, qui ne seraient pas conformes à l'édition Vulgate, canonisée dans le même décret, ou publiées indifféremment

 

1 Celle de 1699. — 2 II Cor., II, 15, 10.

 

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par toutes sortes d'auteurs, même inconnus et sans l'approbation expresse des Ordinaires : par où, en nous montrant quelles éditions il réprouve, il déclare en même temps celles qu'il désire. Rempli  de cet esprit du concile et de  l'Eglise catholique, M. l'archevêque de Paris étant encore évêque de Chalons, crut trouver un trésor pour son église dans le livre qui a pour titre : Le Nouveau Testament en français, avec des réflexions morales sur chaque verset, pour en rendre la lecture plus utile et la méditation plus aisée.

Il fut d'autant plus porté à se servir de ce livre, qu'il avait déjà été approuvé par son prédécesseur d'heureuse mémoire : seulement , il se crut obligé de le revoir avec un nouveau soin, tant pour le rendre de plus en plus conforme à la Vulgate que pour en réduire les sommaires et les réflexions à une plus grande correction et exactitude. Ce qui a été exécuté dans les éditions précédentes, comme il paraît par les endroits notés à la marge (1), et par beaucoup d'autres qu'il serait trop long de rapporter.

Après ce pieux travail, il adressa tout l'ouvrage, à l'exemple de son prédécesseur, aux curés, vicaires et autres ecclésiastiques de son diocèse , c'est-à-dire à tous les ministres et prédicateurs de la sainte parole, pour être la matière de leurs instructions : afin que les peuples qui étaient commis à leurs soins, la reçussent par leur ministère, sous l'autorité de l'évêque, qui selon l'esprit de l'Eglise en devenait par ce moyen le distributeur.

Il ne faut pas oublier qu'il y avait déjà environ quinze ans que ce livre, qui ne contenait encore que le texte de l'Evangile avec les notes dessus, était reçu dans le diocèse de Chalons avec une telle avidité et une telle édification, que l'on crut voir renouveler en nos jours l'ancien zèle des chrétiens pour la continuelle méditation de la parole de Dieu les nuits et les jours : et quand on eut ajouté, par les soins de monseigneur l'archevêque, alors évêque de Chalons, les notes sur le reste du Nouveau Testament, la perfection de l'ouvrage eut un effet si heureux, que tous les pays où la langue française est connue, et en particulier la ville royale,

 

1 Joan., VI, 4; XVII, 12; Rom., V, 6; I Thess., III, 6; II Thess., II, 3; Hebr., XIII, 21; Apoc., III, 20, etc.

 

 

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en furent remplis et que les libraires ne pouvaient fournir à la dévotion des fidèles : ce qui parait par les éditions innombrables qu'on en faisait coup sur coup, et qui à l'instant étaient enlevées.

Feu M. l'archevêque d'heureuse mémoire, loin de s'opposer au débit d'un livre dont le fruit se multipliait à ses yeux , en a souvent reçu les présents avec un agrément déclaré ; en sorte que l'on pouvait appliquer à cet heureux événement ce qui est écrit dans les Actes, que la «parole de Dieu allait croissant (1), » et que le nombre de ses zélés lecteurs s'augmentait tous les jours.

Aussi cette édition s'était faite dans toutes les règles. Les prélats, comme on vient de voir, avaient donné aux peuples la sainte parole, avec subordination à leurs pasteurs et sous la guide des notes si canoniquement approuvées. C'était alors, et c'est encore l'esprit de M. de Châlons, de les admettre, autant qu'il était possible , à la lecture des saints Livres sous la conduite et avec la bénédiction de leurs conducteurs. Ce prélat est bien éloigné de croire que ce soit les en priver que de les leur présenter de cette sorte, mais au contraire que c'était leur assurer mieux le profit de cette lecture dans l'ordre de l'obéissance. Mais quoiqu'il estime fort et qu'il conseille cette soumission, il ne semble pas que l'Eglise soit en état de l'exiger, depuis qu'on a répandu dans tout le royaume tant de versions approuvées de l'Evangile et de toute l'Ecriture sainte, qu'il a même fallu distribuer à tous les nouveaux catholiques pour leur instruction nécessaire : si bien qu'il ne restait plus qu'à y ajouter, selon l'esprit du concile, des notes autant qu'on pouvait irrépréhensibles.

Celles-ci lui parurent d'autant plus propres à son dessein, que sans s'attacher aux difficultés du sens littéral, qui rendent ordinairement les notes si sèches qu'elles touchent peu les cœurs et nourrissent l'esprit de dispute plutôt que celui de componction, l'auteur déclare d'abord, et par sa préface, et par le titre même de son livre, qu'il ne présente au pieux lecteur que des Réflexions morales, lui voulant donner pour introducteur à l'intelligence de l'Evangile le désir d'en profiter, et accomplir cette parole de saint Jean : « L'onction vous instruira de toutes choses (2) ; » et celle-ci

 

1 Act., VI, 7. — 2 I Joan., II, 27.

 

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de Notre-Seigneur : « Si l'on pratique la volonté de Dieu, on connaîtra si ma doctrine est de lui, ou si je parle de moi-même (1). »

Nous pouvons dire sans crainte qu'il a réussi dans son dessein, puisqu'il ne faut que lire ce livre, principalement en l'état que M. de Châlons l'a donné, pour y trouver, avec le recueil des plus belles pensées des Saints, tout ce qu'on peut désirer pour l'édification, pour l'instruction et pour la consolation des fidèles.

 

§ II. Nouveaux soins dans la translation de M. de Châlons à Paris. Un libelle scandaleux est publié, et quel en est le dessein.

 

En ce temps, par une favorable disposition de la divine Providence, ce prélat fut appelé au siège de saint Denis; et le dépôt qu'il avait laissé à l'église de Chalons, qu'il avait si soigneusement et si longtemps gouvernée, fut comme transféré avec lui à l'église de Paris. Ce fut alors qu'il sentit une nouvelle obligation de perfectionner cet ouvrage : et prévoyant que l'édition qui courait avec tant de fruit serait bientôt épuisée, il préparait la suivante, qui est celle-ci (2), avec une attention inexplicable, sans ménager son travail au milieu de tant de pénibles occupations, désirant avec saint Paul de donner à un troupeau qui lui est si cher, non-seulement l'Evangile, mais encore sa propre vie (3). Car encore qu'il nous fit l'honneur de nous appeler en partage d'une si sainte sollicitude, loin de se vouloir décharger lui-même, non-seulement il guidait nos pas, mais encore il donnait à ce saint ouvrage tout le temps que lui laissaient tant d'occupations inévitables : et, s'il nous est permis de révéler ce secret, il y employait encore plus la prière continuelle que l'étude.

La première chose que Dieu lui mit dans l'esprit, fut non-seulement de recevoir de toutes parts les avis de ses amis, mais encore de profiter de la malignité des contredisants, pour aller au-devant de tous les scrupules tant soit peu fondés, et amener cet ouvrage à la perfection. D'abord il trouva utile de donner aux sages lecteurs un moyen de digérer les matières, dans une table

 

1 Joan., VII, 17. — 2 C'est celle de 1699. — 3 1 Thess., II, 8.

 

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exacte et bien ordonnée, par le secours de laquelle on réduirait à certains chefs toute la forme de la saine doctrine, et on serait prévenu contre toutes les erreurs, surtout contre celles qu'on avait le plus à craindre en nos jours. Ainsi l'on remarque principalement ce qui regardait ces cinq fameuses propositions qui y ont causé de si longues et de si dangereuses disputes. On y voit sous la lettre G que l'on résiste à la grâce jusqu'à en empêcher l'effet; sous la lettre C, que les commandements ne sont pas impossibles; sous la lettre L très-distinctement, que la grâce n'impose aucune nécessité à la volonté de l'homme; sous la lettre I, que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes : et ainsi du reste.

La vigilance du grand prélat qui conduisait cet ouvrage , lui fit observer que le lecteur aurait trop de peine de rechercher dans la table les réflexions qui excluaient expressément toutes les erreurs condamnées : ainsi il nous ordonna de les recueillir et d'en faire un corps dans cet Avertissement. On y travaillait; et la table était déjà imprimée, quand on vit paraître le séditieux libelle qui a excité l'horreur des gens de bien, et provoqué la vengeance publique. Nous ne croyons pas qu'on attende une sèche réfutation de cet ouvrage de ténèbres, qui n'était digne que du feu : mais plutôt, à l'occasion de la calomnie et pour la tourner au profit de ceux à qui, comme dit l'Apôtre (1), tout réussit en bien, une explication fructueuse des principes de piété dont on a fait la matière d'une accusation odieuse. Car pour l'ouvrage en lui-même, dont les principaux magistrats se sont rendus les vengeurs, la condamnation en était prononcée dans ces paroles de la loi : « Vous ne maudirez point le grand pontife de Dieu, ni le prince de votre peuple (2). » Saint Paul en respectant l'ombre de cette autorité dans les restes du sacerdoce judaïque qui s'évanouissait (3), apprend aux chrétiens de quel supplice sont dignes ceux qui les méprisent dans les pontifes de la nouvelle alliance. Et pour dire seulement ce mot d'un libelle si scandaleux, que prétendait son auteur? Si le zèle de la vérité le pressait, d'où vient qu'il attendit trois ans à se déclarer? Depuis l'an 1693 les Réflexions morales avaient commencé à paraître avec l'approbation de M. de Châlons : pourquoi

 

1 Rom., VIII, 28. — 2 Exod., XXII, 28. — 3 Act., XXIII, 5.

 

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 garder le silence jusqu'à 1698? Le jansénisme qu'on ose imputer à  M.  l'archevêque   de  Paris, n'était-il  à craindre qu'alors ?

Mais ce malheureux auteur peut-il dire sérieusement et croire en sa conscience que ce prélat soit janséniste, lui qui dès le commencement de son pontificat, dans cette célèbre Ordonnance et Instruction pastorale du 20 d'août 1696, avait si solennellement condamné le jansénisme dans le livre intitulé : Exposition de la Foi, etc., et avait si expressément ordonné l'exécution de toutes les Constitutions apostoliques, tant d'Innocent X que d'Alexandre VII d'heureuse mémoire, tant sur le droit que sur le fait? Il parait visiblement que l'accusation de jansénisme ne peut subsister avec une telle ordonnance, et ne peut être autre chose que le prétexte d'une haine injuste dont on a voulu cacher la cause.

Mais elle est visible. M. l'archevêque de Paris, en condamnant tous ceux qui s'opposeraient, soit en secret, soit en public, aux Constitutions apostoliques, avait cru également nécessaire de réprimer par cette ordonnance les ennemis cachés de la doctrine de saint Augustin sur la grâce, tant de fois consacrée par l'Eglise romaine, et adoptée par tant d'actes solennels des souverains Pontifes, depuis saint Innocent I jusqu'à Innocent XII, qui gouverne aujourd'hui si saintement l'Eglise. C'est l'approbation et confirmation authentique de la doctrine de ce Père, si solidement établie dans l’ Ordonnance du 20 d'août 1696, qui a soulevé l'auteur du libelle. Il  n'a fait que prêter sa plume aux ennemis de saint Augustin, et l'attaque des Réflexions morales sur l'Evangile n'en est que le prétexte.

 

§ III. Malicieuse suppression des passages, où les Réflexions morales expriment très-clairement la résistance à la grâce.

 

En effet s'il s'agissait seulement de juger l'auteur sur le jansénisme, il ne fallait pas dissimuler que les Réflexions morales sont toutes remplies de ces propositions, « qu'on rejette souvent les grâces que Dieu nous présente, » puisqu'on « ferme l'oreille à sa miséricorde, » et que « cette miséricorde est méprisée. On

 

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repousse la main de Dieu, qui veut nous guérir ; » et un peu après : « On repousse la main de Jésus-Christ; » et encore : « Heureux qui, comme saint Paul, ne rejette pas cette lumière, ne repousse pas cette main, n'est pas sourd à cette voix (1) » Voilà donc une volonté de nous guérir, une opération de Dieu en nous, une voix qui nous parle au cœur, comme à saint Paul, indignement rejetée, repoussée, rendue inutile. « Le plus grand malheur n'est pas d'être pécheur, mais de rejeter la main salutaire de celui qui nous veut guérir par la pénitence (2). » Quel aveuglement ! mais quelle malice, de ne vouloir pas sentir dans ces paroles une liberté qui rend inutiles les pressements salutaires d'une main qui nous favorise « jusqu'à vouloir nous guérir! » Ce n'est pas une grâce extérieure, ou qui reluise seulement dans l'intelligence ; la voici qui cherche le cœur : « Au lieu de s'ouvrir à la lumière et aux grâces que le Seigneur lui apporte (3) » en le visitant, le cœur s'ouvre à la malice. L'auteur ajoute : « Jésus-Christ nous parle en tant de manières par sa vie, par ses bienfaits, par ses inspirations : serons-nous sourds à tant de voix? » On voit toutes les grâces extérieures et intérieures unies pour gagner un cœur ; et cependant nul effet en ce cœur sourd. En un autre endroit : « Que je réponde, Seigneur, au désir que vous avez que je demeure en vous, en désirant et en faisant que vous veniez, que vous demeuriez, que vous croissiez en moi, que je n'y mette pas d'obstacles par mes désirs déréglés. » Voilà ce que veut la grâce ; voilà ce qu'il faudrait faire de notre côté pour lui donner son effet; et voilà ce qu'empêchent nos mauvais désirs. Il ne s'agit pas d'une résistance improprement dite, où la grâce soit seulement combattue ; elle est malheureusement vaincue, destituée de l'effet qu'elle voulait par la seule défection très-volontaire et très-libre de la volonté dépravée; ou, comme l'auteur dit ailleurs, « elle est oisive par notre faute et par notre négligence (4). » En sorte que le pécheur n'a rien à dire au juste jugement de Dieu, et qu'il ne lui reste, comme disait le Prophète, que la « confusion de sa face (5), » c'est-à-dire sa propre faute avouée et inexcusable.

 

1 Rom., II, 5 ; Matth.,VIII,29; Ad., XXII,7 . — 2 Luc., XIX, 42; Marc., IX, 45; Joan., III, 19; II Thess., I, 9. — 3 Luc., XIV, I. — 4 Luc., XIX, 24. — Baruch, I, 15 et II, 6.

 

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Il n'y a rien de plus inculqué dans tout cet ouvrage, que le malheur de rendre stériles et infructueuses tant les grâces de chaque état que celles qui sont communes à tous les chrétiens. Il est marqué cent et cent fois que l'aveuglement et l'endurcissement suit ce mépris, qu'il en est la peine et qu'il présuppose le crime d'une résistance parfaitement libre.

 

§IV. Suppression, autant affectée, des passages où il est dit que la grâce ne nécessite pas.

 

Comme on ne cesse pas dans ce livre d'instruire le peuple sur la rébellion qu'on fait à la grâce, on lui enseigne avec le même . soin que les grâces qui ont leur effet, parce qu'elles fléchissent les cœurs avec cette toute-puissante facilité tant prêchée par saint Augustin, y exercent ce divin pouvoir sans forcer, sans nécessiter la volonté de l'homme : qui est « le terme précis dont toute l'école se sert pour exprimer la plénitude de la liberté qu'on appelle d'indifférence. » Ainsi non content de dire cent fois que « Dieu dispose des cœurs les plus rebelles sans faire tort, sans donner atteinte à leur liberté, » l'auteur ajoute ces mots essentiels, « que Dieu tirant à lui nos cœurs rebelles, nous fait une violence qui ne force et ne nécessite point nos volontés; et qu'il rend ses élus fidèles à sa loi par une charité invincible, qui domine dans leurs cœurs sans les nécessiter (1). »

 

§V. Si c'est induire une grâce nécessitante que de dire qu'on ne peut pas résister à la volonté de Dieu.

 

L'auteur du séditieux Problème omet toutes ces propositions, parce qu'il ne songe qu'à rendre odieux, à titre de jansénisme, un livre qui est rempli de maximes si opposées à ce dogme, et un archevêque qui ne l'aurait jamais approuvé s'il n'y eût vu éclater partout cette opposition.

 

1 Luc., V, 26 et VIII, 25; XIV, 23; 1 Cor., X, 13.

 

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Mais il n'y a point d'endroits où la malignité de cet auteur se déclare davantage que ceux où il entreprend de prouver que la grâce nécessitante est marquée dans tous les passages des Réflexions morales, où il est porté que « rien ne peut résister à la toute-puissance de Dieu, quand il veut sauver les pécheurs, ni en empêcher ou retarder l'effet (1). » Car ces expressions sont si fréquentes dans les Pères, que c'est les livrer tous au jansénisme que d'imputer ces propositions à cette doctrine. Il  ne faut que lire cette prière de tout l'Orient dans la liturgie de saint Basile, rapportée dans l'Instruction pastorale de M. l'archevêque de Paris, du 20 d'août 1690 : «Seigneur, rendez bons les méchants, conservez les bons dans la piété; car vous pouvez tout et rien ne vous contredit : vous sauvez quand il vous plaît, et il n'y a personne qui résiste à votre volonté (2). »

Cette prière est un abrégé de celle de Mardochée au livre d'Esther : « Seigneur, roi tout-puissant, tout est sous votre empire, et personne ne peut résister à votre volonté, si vous résolvez de sauver Israël (3).» Il s'agissait de les sauver en changeant la volonté parfaitement libre d'Assuérus, prévenu contre eux d'une haine qui paraissait implacable. Mais encore qu'il fût question d'un effet entièrement libre de la volonté, Mardochée n'hésite pas à dire que « nul ne peut résister à la volonté de Dieu. » Ce qu'il exprime encore en disant que « nul ne résiste à la majesté de Dieu (4).» On dit indifféremment qu'on n'y résiste pas, ou qu'on n'y peut pas résister, parce que la volonté de Dieu s'explique quelquefois d'une manière si absolue et si souveraine, même par rapport à la liberté naturelle à l'homme, que l'idée de la résistance ne compatit pas avec l'expression de cette puissance (5).

Ainsi parce que Jésus-Christ exprime par les termes les plus absolus qu'il priera pour saint Pierre, « afin que sa foi ne défaille pas (6), » saint Augustin ne craint pas de dire dans le livre De la

 

1 Matth., XX, 34, etc., et XXI, 31 ; Luc, IX, 13 etc. — 2 Prière de la liturgie de saint Basile. — 3 Esther, XIII, 9. — 4 Ibid.— 5 Absit, ut impediatur ab homine omnipotentis Dei cuncta prœscientis intentio. Parùm de re tanta cogitant, vel ei excogitandae non sufficiunt qui putant Deiun omnipotentem aliquid velle, et homine infirmo impediente non posse. August., Opter. imp. cont. Jul., lib. V, n. 93. — 6 Luc., XXII, 32.

 

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correction et de la grâce qu'à cause que la volonté est préparée par le Seigneur, la prière de Jésus-Christ pour cet apôtre ne pouvait pas être inutile : Sed quia prœparatur voluntas a Domino, idea pro illo Christi non posset esse inanis oratio (1).

Ainsi parce qu'il plaît à Dieu de s'expliquer d'une manière absolue de ce qu'il peut sur nos volontés, le même saint Augustin dit sans hésiter, dans le même livre, « que les volontés humaines ne peuvent pas résister à la volonté de celui qui fait tout ce qu'il lui plaît dans le ciel et dans la terre (2). » Ce qui n'est pas vrai seulement à cause qu'il fait ce qu'il veut de ceux qui n'ont pas fait ce qu'il a voulu : De his enim qui faciunt quœ non vult, facit ipse quœ vult (3) ; mais encore à cause qu'il tourne où il lui plaît, et comme il lui plaît les volontés les plus rebelles.

Ainsi s'il faut en venir à des faits particuliers, parce que Dieu avait déclaré de cette manière souveraine et péremptoire qu'il voulait donner le royaume à Saül, et ensuite l'ôter à sa maison pour le transférer à David, le même saint Augustin dans le même lieu marque expressément qu'Amasaï, qui se rendit à David en conséquence de ce décret, ne pouvait pas s'opposer à la volonté de Dieu : Numquid ille posset adversari voluntati Dei (4) ? Il marque aussi qu'encore que ceux qui exécutaient les décrets du ciel en se soumettant à Saul ne le fissent que par leur très-libre volonté, et « qu'ils eussent en leur pouvoir de s'y soumettre et de ne s'y soumettre pas, ce pouvoir ne s'étendait pas jusqu'à pouvoir résister à Dieu : » Nisi forte... sic erat in potestate Israelitarum subdere se memorato viro, sive non subdere, quod utiquè in eorum erat positum voluntate, ut etiam Deo valerent resistere (5). Voilà distinctement dans les hommes le pouvoir de faire et ne faire pas, où consiste la véritable et rigoureuse notion du libre arbitre, et en même temps qu'on ne peut pas résister à Dieu quand sa volonté se déclare.

Personne n'est étonné de ces façons de parler, ni ne les trouve suspectes, que les ennemis de la vérité, parce qu'on sait, disons-nous, qu'elles n'ont pas d'autre sens que celui-ci : Il ne peut pas

 

1 August., De correct, et grat., cap. VIII. — 2 Ibid., cap. XIV. — 3 Ibid. — 4 Ibid., — 5 Ibid.

 

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arriver ensemble, que Dieu veuille fléchir le cœur de l'homme et que les moyens lui manquent pour venir à bout de ce dessein. On sait que pour l'accomplir il répand dans les cœurs, comme parle saint Augustin, une délectable perpétuité et une force insurmontable : Delectabilem perpetuitatem et insuperabilem fortitudinem (1). On sait que cette force insurmontable est l'équivalent d'une force qui ne peut être vaincue, à laquelle par conséquent, en un certain sens tout commun en théologie, on ne peut pas résister, et que c'est précisément celle que l'Eglise espère, lorsqu'elle demande à Dieu une inviolable affection pour son amour, inviolabilem charitatis affectum (2), « en sorte que les désirs qui nous sont inspirés par sa bonté, » ne puissent être changés par aucune tentation, nullà possint tentatione mutari.

Si ce langage est suspect, on n'osera plus parler des infaillibles et immanquables moyens par lesquels Jésus-Christ assure l'accomplissement de cette grande parole : « Tout ce que mon Père me donne vient à moi (3). » Il faudra du moins modérer et corriger celle-ci : « Tout ce que mon Père m'a donné est plus grand que tout, et personne ne le peut ravir des mains de mon Père (4) ; » et y admettre une exception pour les élus, s'ils se peuvent finalement ravir eux-mêmes à Celui qui les veut avoir, et dont les puissantes mains les tiennent si bien.

Ainsi on sera toujours en garde contre les expressions de l'Evangile, de peur qu'un chicaneur ne nous vienne dire que vous êtes jansénistes, en les prenant avec les Saints selon qu'elles sonnent. C'est pourtant dans de semblables paroles, dont l'Evangile est plein, que « consiste la suréminente vertu que l'Apôtre reconnaît dans ceux qui criaient (5) : » vertu qui nous ressuscite et au dedans et au dehors, et selon l'esprit et à la fin selon le corps, « par une opération qui s'assujettit toutes choses (6) : » qui par conséquent s'assujettit le libre arbitre comme le sujet de tous les mérites, mais qui ne serait pas au rang des choses que Dieu a faites, s'il ne demeurait comme les autres assujetti à l'opération de sa puissance.

 

1 De correct, et grat., cap. VIII. — 2 Missel, Orais. divers. — 3 Joan., VI, 37. — 4 Ibid., X, 29.— 5 Ephes., I, 19. — 6 Philipp., III, 21.

 

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L'Ecole même succomberait parmi des scrupules si absurdes et si dangereux. Quand les docteurs et les autres théologiens, comme saint Thomas, disent qu'un prédestiné comme tel ne peut périr finalement, il les faudrait corriger. Qui n'a vu cette question dans la Somme de saint Thomas : « Si la volonté de Dieu s'accomplit toujours ; » et la réponse qu'il y fait : « Que ce qu'il veut simplement s'accomplit toujours (1)? » D'où le saint docteur conclut que tous ceux que Dieu veut sauver efficacement, ne peuvent pas ne pas être sauvés; et que pour cela, selon la doctrine de saint Augustin, « il faut prier Dieu qu'il le veuille, parce qu'il se fait nécessairement, s'il le veut : » Rogandus Deus ut velit, quia necesse est fieri, si voluerit. Ce sont des paroles de saint Augustin rapportées par saint Thomas. A quoi on peut ajouter celles du même Père dans le même endroit, que « Dieu sauve qui il lui plaît, à cause que le Tout-Puissant ne peut rien vouloir inutilement : » Quia Omnipotens velle inaniter non potuerit quodcumque voluerit (2).

Pour ne laisser aucun doute, le même saint Thomas explique quelle est cette nécessité, et il conclut qu'elle n'est que conditionnelle : Non absoluta, sed conditionalis : A cause, dit-il, que cette conditionnelle est véritable : « Si Dieu veut cela, il est nécessaire qu'il soit : » Si Deus hoc vult, necesse est hoc esse.

C'est donc une vérité semblable à celle-ci : Si Dieu a prévu telle chose, elle ne peut pas ne point arriver. Et l'auteur des Réflexions, qui assure qu'une telle proposition « n'impose aucune nécessité à la volonté (3), » en dirait autant de celle-ci : « Si Dieu le veut, il ne peut pas ne point arriver, » parce qu'après tout, comme on a vu, elle n'a point d'autre sens que celui-ci : Ces deux choses sont incompatibles, et que Dieu veuille un tel effet, quel qu'il soit, même dans le libre arbitre, et que cet effet cependant n'arrive pas.

Et la raison radicale par où il arrive, selon saint Thomas, que cette nécessité ne nuit point au libre arbitre, c'est que l'efficace toute-puissante de la volonté de Dieu, qui opère que ce qu'il veut sera, opère aussi qu'il sera avec la modification qu'il y veut

 

1 Respondeo dicendum quod necesse est voluntatem Dei semper impleri. l'art. I, quaest. IX, art. 6. — 2 Ibid., quaest. XIX, art. 8. — 3 Joan., XII, 32.

 

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mettre, c'est-à-dire que ce qu'il veut du libre arbitre arrive contingemment et peut absolument ne point arriver, parce que telle est la nature de cette faculté, quoique conditionnellement et supposé que Dieu le veuille, cela ne se puisse autrement (1).

Cette doctrine est connue et commune dans l'Ecole ; cette doctrine est nécessaire pour expliquer les locutions solennelles de l'Ecriture et des Pères. S'il faut les éviter pour éviter le jansénisme, le jansénisme est partout; et cette absurde précaution de fuir les locutions de l'Ecriture, des Pères et même des scholastiques, pour n'être point dans l'erreur des cinq propositions, ferait à la fin plus de jansénistes qu'un sage discours n'en pourrait convaincre.

Concluons donc qu'on impute à tort à l'auteur des Réflexions d'admettre une grâce nécessitante, contre laquelle au contraire on a vu qu'il s'est déclaré en termes si clairs ; et par conséquent qu'il n'y a point de plus visible calomnie que celle où l'on impute à M. de Paris d'avoir approuvé un livre où l'on enseigne, non-seulement cette grâce nécessitante, mais encore, en quelque façon que ce soit, une grâce qui ne soit jamais destituée de l'effet que Dieu en voulait.

 

§ VI. Que la doctrine de saint Augustin sur la grâce qu'on nomme efficace et victorieuse, est nécessaire à la piété.

 

Il est vrai qu'en même temps M. de Paris veut qu'on sache, et il s'en est trop déclaré par son Instruction pastorale du 20 d'août 1690 pour ne laisser jamais aucun doute de son sentiment ; il veut, disons-nous, qu'on sache qu'en reconnaissant une grâce qu'on peut rejeter, il ne prétend point qu'on affaiblisse par là cette « victorieuse délectation, » cette opération efficace et toute-puissante qui fléchit invinciblement les cœurs les plus obstinés, et les fait voulant de non voulant qu'ils étaient auparavant, volentes de nolentibus, comme parle perpétuellement saint Augustin et tous les autres saints défenseurs de la grâce chrétienne.

C'est le grand mystère de la grâce, d'un côté d'être si présente

 

1 S. Thom., I part., Quœst XIX, art. 8, c, et ad 2 et 3.

 

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à tous ceux qui tombent, qu'ils ne tombent que par leur faute, par leur pure faute, sans qu'il leur manque rien pour pouvoir persévérer; et de l'autre, d'agir tellement dans ceux qui persévèrent actuellement, qu'ils soient fléchis et persuadés par un attrait invincible. C'est encore un coup le grand mystère de la grâce, qu'à même temps que les justes qui persévèrent, doivent leur persévérance à une grâce qui leur est donnée par une bonté particulière, ceux qui tombent ne puissent se plaindre que le plein et parfait pouvoir de persévérer leur soit soustrait. Il  n'importe que la liaison de deux vérités si fondamentales soit impénétrable à la raison humaine, qui doit entrer dans une raison plus haute, et croire que Dieu voit dans sa sagesse infinie les moyens de concilier ce qui nous parait inalliable et incompatible. Apprenons donc à captiver notre intelligence pour confesser ces deux grâces, dont l'une laisse la volonté sans excuse devant Dieu, et l'autre ne lui permet pas de se glorifier en elle-même.

Nous n'avons pas besoin d'établir cette grâce, que M. l'archevêque de Paris a si puissamment et si clairement expliquée par son Instruction du 20 d'août 1096. Si quelqu'un ose encore s'y opposer, après que saint Augustin avec l'approbation expresse du Saint-Siège et de toute l'Eglise catholique, l'a si manifestement reconnue comme appartenant à la foi, M. l'archevêque l'a réfutée, non par disputes, comme parle le même Père, mais par les prières des Saints et par les vœux communs et perpétuels tant de l'Orient que de l'Occident, et même par l'Oraison Dominicale : Non disputationibus refellendus, sed Sanctorum orationibus revocandus est (1).

 

§ VII. Objection qu'on fait à l'auteur sur la grâce de Jésus-Christ.

 

On impute à l'auteur des Réflexions de ne reconnaître de grâce de Jésus-Christ que celle qui a son effet, sous prétexte qu'il dit partout que c'est là son propre caractère; d'où il suit que, quelque grâce qu'on ait, on manque de celle de Jésus-Christ, quand on ne coopère pas.

 

1 De Dono persever., cap. II.

 

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1Mais cette objection vient d'une ignorance grossière de la doctrine de saint Augustin et de la distinction des deux états. Le premier est celui du vieil Adam, qui donne un simple pouvoir de persévérer dans le bien, et n'en donne pas l'action ni l'effet. Le i second est celui du second Adam ; c'est-à-dire, de Jésus-Christ, dont la grâce a cela de particulier, au-dessus de l'autre, qu'elle fait effectivement agir.

On ne veut pas dire par là que la grâce qui donne le simple pouvoir ne soit pas donnée par Jésus-Christ; à Dieu ne plaise : car il n'y a nulle grâce, ni petite ni grande, quelle qu'elle soit, qui ne soit le fruit de sa mort. C'est pourquoi ces grâces qu'on rejette dans les endroits qu'on vient de citer des Réflexions morales, sont appelées constamment des opérations de la main de Jésus-Christ, qui nous veut guérir par la pénitence. Une telle opération peut-elle ne pas venir de Jésus-Christ même, et n'être pas dans les cœurs l'effet du prix de son sang? Mais visiblement ce qu'on veut dire, c'est qu'il ne lui arrive pas de pouvoir être rendue inutile, et en effet de l'être souvent, à cause précisément qu'elle est la grâce de Jésus-Christ, ou la grâce du second état, puisque cela convient aussi à la grâce du premier.

Ainsi partout où l'on dit que la grâce de Jésus-Christ donne l'effet, on ne veut dire autre chose, sinon que c'est là son caractère particulier, sa propriété spécifique, sa différence essentielle d'avec la grâce d'Adam. Ce qui est si clairement de saint Augustin, qu'on ne pourrait le reprendre sans s'attaquer à lui-même.

Ainsi, par exemple, quand l'auteur du séditieux Problème reproche à celui des Réflexions morales, d'avoir dit « que la grâce par laquelle Jésus-Christ opère sur le cœur est une grâce de guérison, de délivrance, d'illumination, qui fait passer par une force admirable, de la maladie à la santé, de la servitude à la liberté, et que c'était là la vraie idée de la grâce (1); » c'est-à-dire de la grâce propre à la nouvelle alliance ; l'auteur, dis-je, du Problème commet deux insignes infidélités : l'une de dissimuler que celui lequel, à quelque prix que ce soit, il voulait faire janséniste, a reconnu, comme on vient de voir, une opération de la grâce de

 

1 Luc, IV, 18.

 

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Jésus-Christ, que nous rendons inutile « quoiqu'elle nous veuille guérir ; » et l’autre, qui n'est ni moins grande ni moins manifeste, de ne vouloir point avouer que si dans les Réflexiona  on ne donne pas toujours à la grâce qu'on rend inutile, le caractère de la grâce de Jésus-Christ, c'est du propre, c’est du spécifique, c’est du particulier caractère qu'on le doit entendre ; c’est en un mot de celui qui fait partout constamment la différence des deux états.

        Au reste nous ne croirions pas nécessaire d’entrer dans tout ce détail, si la calomnie ne nous y forçait ; mais il ne faut pas laisser croire qu’on soit capable d’abandonner le langage de saint Augustin, sous prétexte que ses ennemis en prendront occasion de vous appeler janséniste. Le saint pontife Innocent XII a réprimé ce faux zèle, et les évêques doivent être par leur caractère au-dessus de ces reproches téméraires scandaleux.

 

§ VIII. Doctrine du livre des Réflexions morales contre l'impossibilité des commandements de Dieu.

 

C'est une suite de l'injustice qu'on fait aux Réflexions morales, d'y dissimuler la grâce qu'on rend inutile par la seule dépravation de son libre arbitre, d'avoir encore malicieusement omis ce qu'on y trouve de si bien marqué contre l'impossibilité des commandements de Dieu. Il  n'y a rien de plus exprès que cette parole, où l'auteur, après avoir dit sur ces paroles du Sauveur : « Donnez-leur vous-mêmes à manger (à ces cinq mille qui languissaient dans le désert ), que les pasteurs doivent nourrir par eux-mêmes leurs brebis, et que Jésus-Christ, qui le leur commande, supplée à leur impuissance, » s'élève plus haut, et en étendant sa vue sur tous les fidèles : « Dieu, dit-il, ne commande pas des choses impossibles, celles qui le paraissent n'étant impossibles qu'à la faiblesse humaine ; mais son commandement nous avertit de faire ce que nous pouvons et de demander ce que nous ne pouvons pas; et il vient à notre secours, afin que nous le puissions. » C'est la précise définition, en propres termes, du saint concile

 

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de Trente contre ceux qui disent que les commandements nous sont impossibles, et que l'auteur ne fait que traduire ces mots latins du décret: Deus impossibilia non jubet,sedjubendo monet et facere quod possis, et petere quod non possis, et adjuvat ut possis (1).

On n'a pas besoin d'avertir que ces premières paroles du décret de Trente : « Dieu ne commande pas les choses impossibles, mais en commandant il avertit et de faire ce que l'on peut, et de demander ce qu'on ne peut pas, » sont empruntées de saint Augustin (2), où la marge du concile nous renvoie. Mais il ne faut pas oublier qu'en cet endroit du concile, il s'agit précisément « de l'homme justifié. » — « C'est à l'homme justifié, » Homini justificato, « à l'homme en état de grâce, » sub gratia constituto, que les préceptes ne sont pas impossibles; c'est donc de lui qu'il est défini qu'il « doit demander ce qu'il ne peut pas, » Petere quod non possis. De sorte qu'il est de la foi que selon les termes des Pères du concile on peut dire à pleine bouche, non-seulement de l'homme hors de l'état de grâce, mais encore de l'homme juste, qu'il y a des commandements qu'il ne peut pas toujours accomplir. Tel peut éviter les occasions, qui ne pourrait s'en tirer s'il s'y jetait. Tel se peut défier de son impuissance, qui ne pourrait pas la vaincre. En un mot, tel peut prier, qui ne peut pas faire encore tout ce qu'il faut pour obéir à Dieu : Petere quod non possis. Et l'homme juste peut à cet égard reconnaître une véritable impuissance qui ne peut être surmontée que par la prière.

Ce qu'ajoute le saint concile : Et adjuvat ut possis : « Et Dieu aide afin qu'on le puisse, » est encore du même esprit de saint Augustin; ce qu'il serait aisé de montrer, si l'on en doutait.

Mais au reste cette addition du concile fait voir pleinement en Dieu une volonté perpétuelle d'aider les justes, soit pour faire ce qu'ils peuvent déjà, soit pour demander la grâce de le pouvoir; ce qui explique parfaitement dans tous les justes, ainsi que parle l'Ecole, la possibilité médiate ou immédiate, mais toujours pleinement suffisante, de garderies commandements, puisqu'on peut

 

1 Sess. VI, cap. XI. — 2 August., De nat. et grat., cap. XLIII.

 

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toujours dans l'occasion, ou les pratiquer en eux-mêmes, ou par une humble demande obtenir la grâce de le faire.

Que s'il est vrai que tout soit compris dans ces paroles; si le concile y démontre pleinement et sans rien omettre que Dieu ne commande rien aux justes qui ne leur soit possible, en s'efforçant, en priant, en recevant actuellement par la prière le secours nécessaire pour l'accomplir, on ne pouvait mieux exprimer cette vérité dans les Réflexions morales, qu'en répétant, comme on fait ici de mot à mot, des paroles si précises. Mais s'il est si clair et si assuré dans ces Réflexions que Dieu ne commande rien qui ne soit possible, et que sa grâce ne manque pas pour l'exécuter, n'est-ce pas dire tout ensemble et en termes formels qu'un juste manque à la grâce présente et actuellement secourante, toutes les fois qu'il transgresse le commandement ? Ce qui suppose une grâce intérieure, nécessaire et donnée pour le garder, laquelle on rend inutile. D'où il suit une exclusion aussi complète qu'il soit possible, de l'erreur qu'on veut imputer aux Réflexions morales et au prélat qui les a approuvées.

Les ennemis de ce livre, pour avoir occasion de le calomnier, omettent toutes ces choses avec celles-ci. Ils omettent ce qu'on y ajoute dans le lieu déjà cité : « C'est une excellente prière que la reconnaissance pour les biens que nous avons déjà reçus, jointe à l'aveu de notre impuissance pour faire ce que Dieu demande de plus (1). » Ils omettent encore ce qu'on répète après saint Augustin : « Commandez, Seigneur, mais donnez ce que vous commandez. » Par où l'auteur des Réflexions, non-seulement montre après ce saint le remède de nos impuissances, mais encore dans le lieu même il le fait pratiquer par la prière. A ce prix il est bien aisé d'empoisonner un livre plein d'onction, et le faire janséniste. Mais Dieu punira les prévaricateurs, qui en cachant malicieusement dans de tels ouvrages ce qui se peut dire de plus décisif contre les erreurs, répandent des soupçons injustes sur les pasteurs , et empêchent les chrétiens de profiter des réflexions les Plus utiles.

Selon cette sainte doctrine il a fallu de temps en temps avertir

 

1 Luc., IX, 13

 

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le chrétien qu'il y a des choses même commandées que souvent il ne peut pas, afin qu'il apprenne à recourir sans cesse à la prière par laquelle seule il peut obtenir le pouvoir, et à dire avec David : « O Dieu, tirez-moi de mes impuissances : ô Dieu, tirez-moi de mes malheureuses nécessités, » par lesquelles je suis captif de mes passions et de la loi du péché. Par là il sait reconnaître, comme dit saint Augustin, d'où lui vient sa puissance et son impuissance, undè possit, undè non possit (1), et sait attribuer ce qu'il ne peut pas à la langueur invétérée de notre nature, et ce qu'il peut uniquement à la grâce médicinale que Jésus-Christ nous a apportée en venant au monde.

C'est le fruit de cette doctrine de saint Augustin et du concile de Trente. C'est pourquoi on ne peut trop la recommander, ni aux justes, ni aux pécheurs mêmes, afin qu'ils se connaissent tels qu'ils sont; et qu'après avoir, ce semble, vainement tenté le possible et l'impossible pour se convertir, ils reconnaissent enfin qu'ils ne peuvent rien, et qu'il ne leur reste aucun recours qu'à Dieu, ni aucune espérance qu'en sa grâce; ce qui est le commencement de la guérison.

Il ne faut donc pas s'étonner d'entendre dire à l'auteur des Réflexions qu'il y a des choses, même commandées, qu'on ne peut pas en certains moments. On écoute avec tremblement, mais avec édification tout ensemble , ce que Jésus-Christ dit à saint Pierre, quoique transporté de zèle : « Vous ne pouvez pas à présent me suivre où je vais, mais vous le ferez dans la suite (2). » Il croyait s'être distingué par son ardeur d'avec les autres apôtres, à qui Jésus-Christ venait de dire : « Ce que j'ai dit aux Juifs, qu'ils ne pou voient venir où je vais, je vous le dis présentements. » Mais il apprit par sa chute qu'il ne faut pas disputer contre son maître, ni présumer qu'on peut tout sous prétexte qu'on sent qu'on le veut.

Il est donc vrai, comme on sait que saint Augustin le répète cent et cent fois, il est vrai que, quoi qu'il crût de lui-même, il ne pouvait confesser le nom de Jésus-Christ aussi courageusement qu'il s'imaginait le pouvoir. Il pouvait bien demander la grâce ;

 

1 August., De nat. et grat., cap. XLIII. — 2 Joan., XIII, 36. — 3 Joan., XIII, 33.

 

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il pouvait, en attendant plus de force, s'éloigner des occasions où il n'était point appelé, et n'aller pas chez le pontife où il devait trouver une tentation qui surpassait sa grâce présente. Il ne faut point taire ces vérités aux fidèles, afin qu'ils sachent éviter les occasions dangereuses jusqu'à ce que la force d'en haut leur soit donnée, comme Jésus-Christ le commanda expressément à ses apôtres (1).

 

§ IX. Doctrine de saint Augustin et de l'Ecole de saint Thomas sur le pouvoir, et qu'il y a un pouvoir qui n'est que le vouloir même.

 

Au reste quand l'auteur voudrait se réduire aux sentiments de la savante Ecole de saint Thomas, où l'on admet un pouvoir complet en ce genre, qui ne l'est pas tellement par rapport à l'acte, qu'il ne faille demander encore un autre secours, sa doctrine serait d'autant plus irrépréhensible, que nous Talions appuyer par celle de saint Augustin, qui reconnait un pouvoir consistant dans le vouloir même, qu'il ne faut pas laisser ignorer aux chrétiens. Il faut donc encore leur montrer un autre secret de la grâce, et un autre effet de la volonté. C'est que la grâce peut seule donner un certain pouvoir, qui manque par conséquent à tous ceux qui ne veulent pas se soumettre à Dieu, conformément à cette parole de saint Jean : « Les Juifs ne pou voient pas croire (2); » et à cette interprétation de saint Augustin : « Pourquoi ne le pouvaient-ils pas? » La réponse est prompte : « C'est parce qu'ils ne le voulaient pas (3). » A quoi revient cette autre parole de Notre-Seigneur : «Comment pouvez-vous croire, vous qui recevez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres, et ne cherchez pas la gloire de Dieu (4)? » Où il ne faut point entendre une autre impuissance que celle qui est attachée au seul manquement de volonté.

Ainsi dans les grandes passions d'amour ou de haine, un homme sollicité de ne voir plus un objet qu'il aime trop, ou de voir un ennemi qui lui déplaît, vous répond cent et cent fois qu'il ne le peut : par où vous n'entendez pas dans son libre arbitre une

 

1. Luc., XXIV, 49. — 2 Joan., XII, 39. — 3 Tract, LIII in Joan., n. 6. — 4 Joan., V, 44

 

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véritable impuissance, mais un manquement de courage, qui fait dire qu'on ne peut pas ce qu'on ne veut pas entreprendre avec tout l'effort qu'il y faudrait employer pour vaincre son inclination. Tout le monde sait à ce propos ce passage des Confessions de saint Augustin : « On ne va pas à Dieu avec des pas, mais avec des désirs : et y aller, c'est le vouloir ; mais c'est le vouloir fortement, et non pas tourner et agiter de çà et de là une volonté languissante : » Non solùm ire, verùm etiam pervenire illuc, nihil erat aliud quàm velle ire, sed velle fortiter et intégré, non semisau-ciam hàc atque hàc versare et jactare voluntatem (1). De cette façon, si l'on ne se porte à une pratique aussi laborieuse que celle de la vertu avec une volonté courageuse et forte, on tombe dans une espèce d'impuissance, qui loin d'excuser, n'est que la conviction de la lâcheté.

C'est aussi selon ce principe que saint Augustin détermine dans le livre de la Correction et de la Grâce, « que la volonté des justes est tellement enflammée par la grâce, qu'ils peuvent accomplir (le commandement) et persévérer dans la justice, parce qu'ils le veulent ainsi, » c'est-à-dire parce qu'ils le veulent avec force : Ut ideo possint, quia sic volunt (2). Et un peu après : « Si Dieu n'opérait pas en eux le vouloir, leur volonté succomberait par la faiblesse, en sorte qu'ils ne pourraient persévérer, perseverare non possent, parce qu'il arriverait que défaillant par la faiblesse (de leur volonté), ou ils ne voudraient pas persévérer, ou ils ne le voudraient pas aussi fortement qu'il faut pour le pouvoir (3). »

Il parle de l'homme juste et qui n'a besoin que de persévérer dans la justice. On voit qu'il n'y connaît pas d'autre impuissance, que celle qui vient simplement de ne pas vouloir, ou de ne pas vouloir assez fortement, c'est-à-dire, comme ce Père l'explique ailleurs, « en déployant, comme on le pourrait, les grandes forces, et pour mieux parler toutes les forces de la volonté : » Exsertis magnis et totis viribus voluntatis (4).

Telle est donc cette impuissance de saint Augustin, qui ne

 

1 Confess., lib. VIII, cap. vin.— 2 De correct, et grat., cap. XII. — 3 Ideò sic velint, quia Deus operatur ut velint. Ibid., cap. XII. — 4 Lib. I, De peccat. merit., cap. XXXIX, et lib. II, cap. III.

 

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fournit aucune excuse au pécheur à cause , comme on vient de voir, qu'elle suppose, non un défaut de pouvoir, mais un défaut de courage et de volonté. Par où il veut que nous apprenions qu'il ne faut pas nous fier à notre bonne volonté, quand elle est faible, parce que, dit-il, « parmi tant de difficultés et de tentations » adversus tot et tantas tentationes (1), si l'on ne veut fortement les vaincre, on ne le peut pas. Et on n'est pas pour cela plus excusable , parce qu'on le pourrait, si on le voulait, et si au lieu de rechercher de vaines excuses, on faisait les derniers efforts, en demandant à la fois la grâce qui fait employer actuellement toutes, les forces de la volonté secourue.

 

§ X. Doctrine de saint Augustin sur la possibilité d'éviter les péchés véniels.

 

C'est ce qui se justifie par deux expresses définitions de l'Eglise, dont l'une regarde les péchés véniels, et l'autre le don de la persévérance finale.

Pour le premier, il est défini que les plus justes ne passent pas cette vie sans quelque péché véniel : et le concile de Trente exprime cette vérité en frappant d'anathème ceux qui disent que sans un privilège particulier, « on peut éviter tout péché, même véniel, dans toute la vie (2) : » ce qui aussi se trouve commun dans saint Augustin. Mais si nous allons à la source de la question, il se trouvera selon la doctrine de ce saint, qu'absolument on le peut si bien, que l'on ne manque à le faire qu'à cause qu'on ne le veut pas.

Et premièrement il détermine « qu'il faut accorder aux pélagiens que Dieu commande d'accomplir si parfaitement la justice, que nous ne commettions aucun péché : » Neque negandum est Deum hoc jubere, ita nos in faciendà justitià esse debere perfectos, ut nullum habeamus omninb peccatum (3). Qu'on remarque bien ce principe, d'où il conclut en second lieu que Dieu ne commandant rien d'impossible, et ne pouvant lui être impossible de

 

1 De correct, et grat., cap. XII. — 2 Sess. VI, can. 23. — 3 August., lib. II  De peccat. merit., cap. XVI

 

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nous donner le secours pour accomplir ce qu'il commande il s'ensuit que « l'homme aidé de Dieu peut être sans péché s'il veut (1) : » qui est, comme on sait, l'expression ordinaire de ce Père, pour exprimer dans l'homme le pouvoir complet.

Ainsi le juste est supposé secouru d'en haut pour en avoir ce pouvoir complet ; autrement on tomberait dans l'inconvénient de supposer dans le juste une impuissance d'obéir à Dieu : ce que saint Augustin avait condamné.

De là suit cette manifeste démonstration que ce Père inculque souvent comme tout à fait importante, « que les pélagiens ont raison de dire que Dieu ne commanderait pas ce qui serait impossible à la volonté humaine (2) ; » qu'ainsi ayant commandé a de ne pécher point, nous ne pécherions point, si nous ne voulions ; mais que pour cela il faudrait employer toutes les forces de la volonté; et que celui qui a dit par son prophète que nul homme ne serait sans péché, a prévu qu'aucun des hommes ne les emploierait (3). »

Il ne convient pas à présent de nous étendre davantage sur cette matière ; et il nous suffit d'avoir vu que c'est par le seul défaut de leur volonté, et non pas manque des secours absolument nécessaires pour pouvoir éviter tous les péchés, que les plus justes pèchent quelquefois. Dieu voit, dit saint Augustin, cet événement dans sa prescience, comme il voit les autres évènements que la volonté pourrait éviter, si elle voulait : et c'est sur cela qu'il a prédit que nul juste ne serait exempt de péché véniel, quoique, s'il le voulait, il le put être.

Les justes n'ont pas ce pouvoir sans grâce ; et Dieu ne laisse pas de la donner, encore qu'il voie par sa prescience que tous les hommes la rendront inutile, faute d'employer, comme ils le pour-roient, toutes les forces de leur volonté.

Saint Augustin suppose ici et souvent ailleurs que Dieu ne manque pas de moyens pour faire qu'on n'employât toutes les forces de la volonté (4) ; et sans examiner ici ces moyens, il nous

 

1 August., lib II De peccat. merit., cap. VI. — 2 Ibid., cap. III. — 3 Ibid., lib. I, cap. XXX, et lib. II, cap. III. — 4 Ibid., lib. II, cap. XVII ; Lib. De spirit. et litt., cap. III et XXXIV.

 

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suffît qu'il soit bien constant que Dieu veut donner des grâces «pour pouvoir» éviter tous les péchés, quoique pour les raisons qui lui sont connues, il ne veuille pas donner celles sans lesquelles il sait que les autres demeureront sans effet.

Nous aurions ailleurs à tirer de grandes conséquences de cette doctrine ; mais à présent ce que nous voulons, c'est qu'on voie que ce qui ne manque que par le défaut de la volonté ne laisse pas, comme on vient de voir, d'être attribué par le concile de Trente à une espèce d'impuissance : Neminem posse in totd vità peccata etiam venialia vitare (1), à cause de celle qui, comme on vient d'apprendre de saint Augustin, est attachée à la volonté, lorsqu'elle ne déploie pas toutes ses forces.

 

§XI. Sur le don de persévérance, deux décisions du concile de Trente et doctrine de saint Augustin.

 

La même chose est prouvée par une autre décision de l'Eglise sur le don de persévérance. Il  y a deux décisions sur cette matière dans le concile de Trente. La première, que nul ne sait d'une certitude absolue s'il aura ce don, ou en d'autres mots que nul ne sait s'il aura le grand don de persévérance finale (2). La seconde, qu'on est anathème, si on ose dire que le fidèle justifié peut persévérer sans un secours spécial dans la justice reçue, ou qu'avec ce secours il ne le peut pas : Vel sine speciali auxilio Dei in accepta justitiâ perseverare posse, velcum eo non posse (3).

Ce grand don, qu'on n'est jamais assuré d'avoir, est sans doute le don spécial de persévérance, qu'on reconnaît pour le seul don grand et spécial, et qui ne convient qu'aux élus. Or sans ce don, il est dit qu'on ne peut pas persévérer. On le peut pourtant d'ailleurs par un véritable pouvoir, et chacun sait qu'il l'aura. Car on sait qu'il n'est jamais soustrait aux justes, qui aussi ne cessent jamais de le demander. Ce n'est que du don de l'actuelle persévérance qu'on ne peut être assuré. Ce don fait persévérer actuellement

 

1 Sess. VI, cap. XXIII. — 2 Sess. VI, cap. XIII; Ibid., can. 16. — 3 Ibid., can. 22.

 

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ceux qui le pouvaient déjà ; mais en même temps il leur donne cet autre pouvoir que nous avons vu attaché à une forte volonté, sans lequel, comme on vient de voir par saint Augustin, on ne peut point en un certain sens avoir la persévérance actuelle, ni surmonter les obstacles qui s'opposent à cet effet, parce qu'on ne le veut jamais assez fortement.

C'est la doctrine expresse de ce Père, qui après avoir supposé dans le livre de la Correction et de la Grâce (1) que si dans l'état de péché et de tentation où nous a mis la chute d'Adam, Dieu laissait aux hommes leur volonté, si ipsis relinqueretur voluntas sua, a en sorte qu'ils pussent demeurer s'ils voulaient dans le secours sans lequel ils ne pourraient point persévérer; » ut in adjutorio Dei sine quo perseverare non possent, manerent si vellent; «et que Dieu n'opérât point qu'ils voulussent, » nec Deus in eis operaretur ut vellent : en ce cas et dans cette supposition, poursuit ce grand homme, « parmi tant de tentations la volonté succomberait par sa faiblesse, » infirmitate sud voluntas ipsa succumberet. « Et c'est pourquoi ils ne pourraient pas persévérer, et ideo perseverare non possent, parce que , dit-il, ils ne le voudraient pas assez fortement pour le pouvoir : » Quia déficientes infirmitate nec vellent, aut non ita vellent, infirmitate voluntatis, ut possent.

Il faut d'abord la supposition d'un plein et entier pouvoir pour persévérer, qui serait donné en cet état : et ce pouvoir qu'il suppose est si véritable, qu'il l'explique dans les mêmes termes que celui d'Adam : Manerent, si vellent, « ils persisteraient, s'ils voulaient, dans la justice reçue; » on voit que, selon la supposition, il ne tiendrait qu'à eux de persévérer. Quoi donc! ils ne pourraient pas ce qu'ils pourraient? Cela semble contradictoire. Mais le dénouement est dans le passage : ils pourraient persévérer, puisque la grâce en donnerait le plein pouvoir ; et ils ne le pourraient pas de ce pouvoir qui est attaché à la force du vouloir même, ainsi qu'il a été expliqué.

On peut donc tout par la grâce, qui donne le « simple pouvoir » sans donner la volonté actuelle; et en même temps on ne le peut pas, parce que, pour pouvoir en un certain sens une chose si

 

1 De correct, et grat., cap. XII.

 

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difficile, il faut le vouloir assez fortement pour vaincre tous les obstacles, qu'une volonté faible et qui ne déploierait pas toutes ses forces, ne surmonterait pas.

Mais ce que saint Augustin enseigne ici par une simple supposition conditionnelle, en disant : « Si en cet état Dieu donnait une telle grâce, » il le suppose absolument par ces paroles qui précèdent dans le même livre, lorsqu'il décide absolument qu'on peut dire (comme une vérité constante) à l'homme juste de l'état où nous sommes : « Vous persévéreriez si vous vouliez dans le bien que vous avez ouï et reçu » lorsque vous avez cru : In eo quod audieras et tenueras perseverares si velles ; mais qu'on ne peut dire en aucune sorte : nullo modo autem dici potest : « Vous croiriez, si vous vouliez les choses dont vous n'avez jamais entendu parler, » id quod, non audieras crederes si velles (1).», Où l'on voit plus clair que le jour, et par les termes de ce passage et par le style universel de saint Augustin, que le véritable pouvoir est expliqué par ces mots : « Ils persévéreraient, s'ils voulaient ; » de sorte que si l'on dit en un autre sens qu'on ne le peut, ce ne peut être qu'au sens qu'en effet on ne le veut point.

En un mot on ne peut nier que saint Augustin ne déclare ici de la manière du monde la plus évidente ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas. Ce qu'on ne peut pas, c'est de croire ce dont on n'a jamais entendu parler : ce qu'on peut, c'est de conserver ce qu'on a une fois reçu. On a grâce pour pouvoir le dernier, mais non l'autre.

 

§ XII. Sur les paroles de Notre-Seigneur : Nul ne peut venir à moi, si mon Père ne le tire.

 

Cent passages justifieraient cette vérité, si dans un avertissement comme celui-ci il convenait de poser autre chose que les principes. C'est par ces principes qu'on doit entendre ces paroles de Notre-Seigneur : « Nul ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne le tire (2). » Tirer, selon saint Augustin et les autres défenseurs de la grâce, se doit entendre de cet attrait victorieux,

 

1 August., lib. De correct. et grat., cap. VII. — 2 Joan., VI, 44.

 

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de cette douceur qui gagne les cœurs et en un mot, de la grâce qui donne l'effet, « en faisant par des manières merveilleuses que les hommes qui ne voulaient pas deviennent voulants : » ut volentes ex nolentibus fiant (1). Et c'est aussi ce qui est montré par Jésus-Christ même dans toute la suite de son discours depuis ces paroles : « Tout ce que mon Père m'a donné viendra à moi (2), » jusqu'à la fin du chapitre, comme ceux qui le liront le verront d'abord. Mais il nous suffit de remarquer que ce divin Maître se déclare très-expressément, lorsqu'il rend lui-même ces paroles : « Nul ne peut venir à moi, si mon Père ne le tire, » par celles-ci : « Nul ne peut venir, s'il ne lui est donné par mon Père (3). » Qu'est-ce qui lui est donné, dit saint Augustin, « sinon de venir à Jésus-Christ, c'est-à-dire d'y croire (4)? » Celui-là donc « est tiré à qui il est donné de croire en Jésus-Christ : » ce qui emporte la croyance même, et la fait en nous. Mais qu'est-il dit de cette grâce qui donne l'effet, sinon qu'on ne peut pas venir sans elle ? « Personne, dit Jésus-Christ, ne peut venir. » il ne dit pas : « Personne ne vient ; » mais : « Personne ne peut venir. » Mais il faut entendre en même temps que le pouvoir dont Jésus-Christ parle est le vouloir même, par lequel, comme ajoute saint Augustin dans le même lieu, « nous avons le pouvoir d'être enfants de Dieu : » en tant que nous le voulons si puissamment, qu'en effet nous le pouvons avec efficace.

Après cet usage du mot de pouvoir, si autorisé par le langage des Saints et par celui de Jésus-Christ même, on n'a pas dû reprendre la réflexion morale qui porte ces mots : « On ne peut obéir à la voix qui nous appelle à Jésus-Christ, si lui-même ne nous tire à lui, en nous faisant vouloir ce que nous ne voulions pas (5).» On voit que l'auteur ne fait qu'exprimer les paroles déjà citées de saint Augustin, « que Dieu de non voulants nous fait voulants, » volentes de nolentibus. Bien plus, il ne fait que répéter ce qui est exprimé dans l'Evangile, avec une réflexion non-seulement conforme à saint Augustin, mais encore, comme on a vu, composée de ses propres termes.

 

1 Lib. I, ad Bonif., cap. XIX. — 2 Joan., VI, 37. — 3 Ibid., 44, 66. — 4 Lib. I, ad Bonif., cap. III. — 5 Sur S. Jean, VI, 44.

 

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Ainsi en différents sens et selon des locutions très-usitées dans l'Eglise et même dans l'Ecriture, on peut et on ne peut pas. On peut, puisqu'on a la grâce qui donne un plein pouvoir dans le genre de pouvoir; on ne peut pas, comme Jésus-Christ le dit lui-même, puisqu'on doit encore attendre une autre grâce «qui tire, qui donne de croire » actuellement, enfin qui inspire le vouloir où saint Augustin a mis une sorte de pouvoir, sans lequel bien certainement on n'obtient point le salut, parce qu'on ne le veut point assez fortement.

Il faut vouloir s'aveugler pour ne pas voir clairement cette doctrine dans ces paroles de saint Augustin : « Le libre arbitre peut être seul, s'il ne vient pas à Jésus-Christ; mais il ne peut pas n'être pas aidé lorsqu'il y vient : » Non autem potest nisi adjutum esse, si venit ; « et même tellement aidé, que non-seulement il sache ce qu'il faut faire, mais encore qu'il fasse ce qu'il sait : » Ut non solùm quid faciendum sit sciât, sed quod scierit etiam faciat (1). Ainsi ce Père établit qu'il ne peut pas arriver qu'on vienne actuellement à Jésus-Christ, sans le secours qui fait qu'on y vient.

C'est aussi ce qui revient manifestement aux explications de l'Ecole de saint Thomas, où l'on reconnaît après saint Augustin un secours pour donner au juste un pouvoir entier et parfait où soit renfermé l'exercice de l'acte : secours qui ne laisse pas d'être appelé nécessaire à sa manière, encore qu'il présuppose un pouvoir complet en qualité de pouvoir.

Personne n'entreprit jamais de censurer cette doctrine, on ne le peut sans témérité, non plus que de dissimuler cette parole expresse de Jésus-Christ : «Nul ne peut venir à moi, si Dieu ne le tire. » Et cependant on voudrait que les Réflexions morales ; eussent supprimé cette parole, de peur d'offenser la fausse délicatesse de ceux qui appellent jansénisme la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, quoiqu'on en voie le fondement si manifeste dans l'Evangile.

 

1 August., lib. De grat. Chr., cap. XIV.

 

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§ XIII. Ce que c'est d'être laissé à soi-même, dans saint Pierre et dans les autres justes qui tombent dans le péché.

 

C'est une pareille ignorance et une pareille témérité ou malice qui fait reprendre tous les endroits des Réflexions où l'on dit que ceux qui tombent, et saint Pierre comme les autres, ont été laissés à eux-mêmes et à leur propre faiblesse à cause de leur présomption (1), sans songer que ces expressions sont cent fois, non-seulement dans saint Augustin, mais encore dans Origène, dans saint Chrysostome, dans saint Basile, dans saint Léon, dans saint Jean de Damas, dans saint Bernard, dans tous les Pères grecs et latins, à l'occasion de la chute des justes en général, et en particulier de celle de David et de saint Pierre (2).

Que si l'on trouve dans les saints Pères à toutes les pages que ces deux grands saints ont été laissés dans leur chute à eux-mêmes, à leur présomption, à leur faiblesse et à leur peu de courage qui est la propre expression de saint Basile (tome I, Homélie XXII ) ; si on y trouve que Dieu ait détourné sa face de dessus eux pour les laisser destitués d'un certain secours sans lequel il savait bien qu'ils tomberaient; si destitués de ce secours et justement délaissé de Jésus-Christ, Pierre, comme dit saint Augustin (3), a été trouvé un homme, un vrai homme, faible et menteur, qui promettait ce qu'il ne tint pas et parut n'avoir plus rien que d'humain : n'est-ce pas une manifeste calomnie de faire un procès à l'auteur des Réflexions pour avoir parlé comme tant de saints ? Et n'est-ce pas faire coupables tous les saints Pères, que de le reprendre pour n'avoir fait que répéter leurs propres paroles?

Il ne faut qu'ouvrir les commentaires de saint Thomas sur ce qui regarde les belles promesses et l'affreuse chute de saint Pierre

 

1 Problème, p. 10. — 2 August., epist. 57, al. 89; serm. 76, al. 13; De verb. Dom.; De nat. et grat., 26 et 28; De correct, et grat., 9; serm. 283, al. 42; De div., cap. IV et V, § 147, al. 24; De div. cap. III; Leo, serm 8, cap. III, de Epiph ; Bern., serm. 44, in Cant.; Orig., homil 38 in Matth., et nom., lib. IX in Ezech.; Chrys., hom. 83, in Matth.; 72 in Joan. ; Bas., hom. 22, De humil., Joan. Damasc., lib. II, Orth. Fidei, cap XXIX.— 3 Serm. 147, al. 24, De Sanctis

 

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dans saint Matthieu, dans saint Marc et dans saint Luc (1), pour y voir toute une chaîne de saints Pères qui parlent de saint Pierre comme d'un homme destitué du secours et de la protection divine, et par là laissé à lui-même. « Sa présomption fut vaine, dit Raban, sans la protection divine. » — « Il a voulu voler sans ailes, » dit saint Jérôme. — « Il s'enfla par un excès d'amour, et il se promit l'impossible, » dit un autre Père. « Il est délaissé de Dieu, quoique fervent, et il est vaincu par l'ennemi. Apprenez de lace grand dogme que le bon propos ne sert de rien sans le secours divin : » parole qui était prise de saint Chrysostome, pareillement rapportée par saint Thomas : « Pierre, dit ce Père, a été fort dénué de secours, parce qu'il avait été fort arrogant. » Et encore : « La volonté ne suffit pas sans le secours divin. » Et enfin : « Malgré sa ferveur il est tombé, parce qu'il n'a eu aucun secours (2). »

La faute de ceux qui ont abusé de ces passages n'est pas d'avoir rapporté les propres termes des Pères, et ceux en particulier de saint Chrysostome, mais de n'avoir pas rapporté le tout. Car on aurait vu que bien éloigné que saint Pierre ait été privé de tout secours à la rigueur, même de celui de la prière, au contraire Origène, suivi par saint Chrysostome, a supposé que si au lieu de dire absolument : « Je ne serai pas scandalisé, je ne vous renierai jamais, » etc., saint Pierre avait demandé, comme il In pouvait et le devait, Dieu aurait détourné le coup (3). Saint Chrysostome a dit de même, et encore plus clairement : « Au lieu qu'il devait prier et dire à Notre-Seigneur : Aidez-nous pour n'être point séparés de vous, il s'attribue tout avec arrogance. » Et ailleurs : « Il dit absolument : Je ne vous renierai pas, au lieu de dire : Je ne le ferai pas, si je suis soutenu par votre secours (4) »

Il paraît que ce Père loin de regarder saint Pierre comme destitué de secours pour prier, n'attribue la chute de cet apôtre qu'à la présomption qui l'a empêché de s'en servir : de sorte que si dans la suite il ne craint point d'assurer que le secours lui a

 

1 Matth., XXVI, 70; Marc, XIV, 68; Luc, XXII, 57.— 2 Homil. 83, in Matth., et 72, in Joan. — 3 Orig., homil. 33 in Matth., et 9 in Ezech. — 4 Homil. 83, in Matth., et 72, in Joan.

 

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manqué, il fait entendre qu'il ne lui a été soustrait qu'à cause qu'occupé de sa présomption, il n'a pas songé à le demander ; et qu'ainsi pour n'avoir pas fait ce qu'il pouvait, qui était de demander le secours divin, il a été laissé dans son impuissance, conformément à cette doctrine du concile : Il faut « faire ce qu'on peut, et demander ce qu'on ne peut pas. »

A l'exemple de saint Chrysostome et de tous les autres saints, l'auteur des Réflexions morales donne en cent endroits pour cause de la chute de saint Pierre la présomption qui l'a aveuglé, qui l'a empêché de prier et de demander les forces qu'il n'avait pas, qui l'a porté à s'exposer sans nécessité à l'occasion, en allant dans la maison du pontife où rien ne l'appelait, « par curiosité, par présomption, » sans craindre sa propre faiblesse, et ainsi du reste (1). Si conséquemment il a dit « qu'il a été laissé à lui-même, et qu'il n'a eu d'autre guide que sa présomption (2); ni d'autres forces que celles de la nature, c'est là la peine de son orgueil. On l'a laissé, mais parce qu'il a présumé. On l'a laissé à lui-même, mais parce qu'il s'est recherché lui-même; ou, comme parle saint Augustin, « il s'est trouvé lui-même qui présumait de lui-même : » Invertit se qui prœsumpserat de se (3) : qui est une règle terrible, mais juste et irréprochable de la vérité éternelle. Qui osera la reprendre; et qui n'avouera au contraire que c'est avec justice que ce qu'avait prédit le médecin est arrivé, et que ce qu'avait présumé le malade ne s'est pu faire ? Et inventum est quomodò prœdixerat medicus, non quomodò prœsumpserat œgrotus (4).

Mais il ne faut pas ici s'arrêter au seul exemple de saint Pierre. Il est vrai en général de tous ceux qui tombent, qu'ils sont laissés à eux-mêmes : « Ils quittent, dit saint Augustin, et ils sont quittés (5); » ils délaissent Dieu, qui les délaisse à son tour. Mais à qui sont-ils délaissés, sinon à eux-mêmes?

C'est de quoi le même Père ne nous permet pas de douter, lorsqu'il ajoute : « Car ils ont été laissés à leur libre arbitre sans avoir reçu le don de persévérance, par un juste, mais secret jugement

 

1 Sur Matth., XXVI; V, 33, 34, 51, 71, 72 ; Marc., XIV, 20-31, 40, 66. — 2  Joan., XVIII, 15. — 3 Serm. 295, al. 108, De div., cap. III, n. 3.— 4 Serm. 295, al. 108, De div., cap. III, a. 3. — 5 De correct, et grat., cap. XIII.

 

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de Dieu : » Dimissi enim sunt libero arbitrio, non accepto perseverantiœ dono, judicio Dei justo, sed occulto (1).

On voit donc que ceux qui rejettent les expressions où il est porté que toutes les fois qu'on tombe on est laissé à soi-même, attaquent saint Augustin, et osent reprendre celui que personne n'a jamais repris en cette matière, mais au contraire que toute l'Eglise a reçu et approuvé après le Saint-Siège.

Ils manquent encore d'un autre côté, faute d'avoir entendu qu'être livré à soi-même, n'est pas toujours être destitué de toute assistance. Mais leur erreur est extrême, lorsqu'on dit de ceux qui tombent dans le péché, et de saint Pierre en particulier, « qu'il n'a eu de forces » que celles de la nature; il faut entendre « qu'il n'a eu de forces » dont il ait voulu se servir, que celles-là, ayant même méprisé celle de la grâce, qui l'eût porté à prier s'il l'eût écoutée, au même sens que saint Augustin remarque dans tous ceux qui tombent, et dans Adam même, une liberté sans grâce, sans Dieu, comme il parle, sans secours divin : « Dieu, dit-il, a voulu montrer au premier homme ce que c'est que le libre arbitre sans Dieu. O que le libre arbitre est mauvais sans Dieu! Nous l'avons expérimenté, ce qu'il peut sans Dieu : c'est notre malheur d'avoir expérimenté ce que peut sans Dieu le libre arbitre (2). » Où il est clair qu'il ne peut pas dire que le premier homme fût abandonné de Dieu et de son secours quand il tomba, puisque Dieu était avec lui et lui continuait son secours, par lequel il eut pu ne tomber pas s'il eût voulu ; mais il veut dire qu'il était sans Dieu, parce qu'il ne se servait pas du secours dont il l'assistait. Ainsi dans le même Père, « on est sans secours, sine adjutorio, quand en l'ayant on ne sait pas d'où il nous vient : » NON habens habet qui nescit undè habeat.

C'est dans un sens à peu près semblable qu'on trouve dans saint Prosper qu'il faut toujours entendre dans les bons « une volonté qui vient de la grâce, » voluntas de gratiâ; et dans les mauvais une volonté sans la grâce : In malis voluntas intelligenda est sine gratiâ (3) : à cause, en général, que tous les déserteurs de la grâce

 

1 De correct, et grat., cap. XIII. — 3 Serm. 26, al.  11, De verb. Apost. — 3 Prosper., Resp. ad cap. Gall., obj. 6.

 

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agissent sans elle, et ne se gouvernent pas par son instinct, mais uniquement par leur orgueil; de sorte qu'en l'ayant, ils sont comme ne l'ayant pas, parce qu'ils dédaignent de s'en servir et la laissent comme n'étant point.

Ainsi, en quelque manière qu'on veuille entendre que saint Pierre et les autres justes qui tombent, soient des hommes « sans la grâce et laissés à eux-mêmes, » ce n'est jamais à l'exclusion de toute grâce médiate ou immédiate, puisque saint Pierre, selon tous les Pères, que notre auteur a suivis, pouvait toujours en se défiant de soi-même, éviter l'occasion, ou obtenir en tout cas par une humble et persévérante prière ce qui lui manquait pour pouvoir confesser Jésus-Christ dans la rencontre où il le renonça.

 

§ XIV. Récapitulation de la doctrine des Réflexions morales, et conclusion de ce qui regarde la chute de saint Pierre et des autres justes.

 

Répétons donc maintenant la doctrine constante et uniforme du livre des Réflexions morales. Nous y apprenons partout que le juste peut observer les commandements, puisque si quelquefois il ne le peut pas, comme le concile de Trente l'a décidé, « il peut du moins en faisant ce qu'il peut, demander ce qu'il ne peut pas, et qu'il est par ce moyen aidé pour le pouvoir. » Voilà une première vérité.

La seconde est qu'il y a des grâces véritables et intérieures dans le cœur humain, par lesquelles Dieu le veut guérir, et que nous rendons effectivement inutiles par notre faute.

Et la troisième, que lorsqu'on reçoit la grâce qui fait actuellement garder les préceptes, elle ne nécessite jamais notre libre arbitre.

Quiconque enseigne ces trois vérités est éloigné autant qu'on le puisse être de ces cinq fameuses propositions qu'on veut imputer à ce livre. S'il dit ensuite que quelquefois on ne peut pas confesser Jésus-Christ de cette éminente manière de le confesser devant les puissances et malgré les terreurs du monde, ce qui fait ceux qu'on appelle Confesseurs, il faut entendre avec le concile qu'on ne le peut pas toujours en soi, puisqu'il suffit qu'on le puisse

 

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en priant et en demandant le secours par lequel on le peut, à quoi si l'on manque, on est laissé justement dans l'impuissance qu'on aurait pu vaincre, si on eût voulu, avec la grâce qu'on avait, ainsi qu'il est arrivé à saint Pierre.

Que si l'on veut avec cela trouver un moment où cet apôtre fût déchu de la justice avant que d'être ainsi délaissé, j'avoue qu'on ne peut pas dire que ce malheur lui fût arrivé avant le lavement des pieds, ni même avant le sermon de la Cène, où Jésus-Christ disait encore à tous ses apôtres et à saint Pierre comme aux autres : « Vous êtes purs, » les exhortant, non pas à se convertir, « mais à demeurer en lui, » et présupposant qu'ils y étaient, manete in me et ego in vobis (1). Mais qui sait aussi ce qui s'est passé depuis dans le cœur de saint Pierre, lorsqu'il a frappé de l'épée un des ministres de la justice à dessein de lui faire pis, et qu'il mérita d'ouïr de la bouche de son Maître : « Celui qui se sert de l'épée périra par l'épée (2) ? » Et depuis encore, lorsqu'il poussa la témérité jusqu'à l'effet d'entrer dans la maison du pontife, et de s'exposer volontairement à plus qu'il ne pouvait? Qui sait, disons-nous, ce que vit alors dans son cœur celui qui voit tout, et qui ne voit rien qui ne lui déplaise dans un homme qui se jette dans le péril sans nécessité, malgré cet oracle du Saint-Esprit : « Qui aime le péril, y périra (3)? »

Ce fut bien certainement dans le reniement que Pierre parut entièrement délaissé ; et ce fut là ce péché déclaré dans lequel saint Augustin dit qu'il est utile aux fidèles de tomber : Expedit ut cadant in apertum manifestumque peccatum, pour guérir en eux la blessure plus cachée et plus dangereuse de l'orgueil. Quoi qu'il en soit, il est expressément marqué que ce fut aussitôt après le renoncement que Notre-Seigneur se retournant regarda Pierre (4): ce que les Pères entendent de ce regard efficace qui fait fondre en larmes un cœur endurci. Marque évidente qu'auparavant il ne le regardait pas de cette sorte ; il avait détourné sa face et le laissait à lui-même, c'est-à-dire à sa témérité et à sa faiblesse qu'il lui était bon de sentir par expérience.

Sans ce regard efficace nous avons vu les théologiens et saint

 

1 Joan., XV, 3 et 4.— 2 Matth., XXVI, 52.— 3 Eccli., III, 27. — 4 Luc., XXII, 60, 61.

 

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Augustin dire en un très-bon sens que l'on ne peut pas confesser Jésus-Christ, parce qu'on ne le veut pas. Et quoi qu'il en soit jamais il n'arrive au juste de ne pouvoir rien, jusqu'à exclure par ce terme, rien, même le pouvoir de prier.

Selon des explications si autorisées dans l'Eglise, pour faire justice à l'auteur, il fallait interpréter favorablement ce qu'il dit « que la grâce de Jésus-Christ, principe efficace de tout bien, est nécessaire pour toute action ; sans elle non-seulement on ne fait rien, mais encore on ne peut rien. » On ne peut rien en un certain sens par le défaut du pouvoir qui est attaché au vouloir même, de même « qu'on ne peut rien (1), » ni même venir à Jésus-Christ selon sa parole expresse, sans la grâce qui nous y tire et qui nous donne actuellement de venir à lui (2). On ne peut rien en un autre sens par rapport à l'effet total et à l'entière observation du précepte. On ne peut rien au pied de la lettre et dans un sens rigoureux, sans le secours de la grâce. « Elle est appelée principe efficace , » non pas au sens qu'on appelle la grâce efficace, terme consacré pour la grâce qui a son effet.

On n'a pas attaché la même idée à ce terme principe efficace ; et on pourrait dire que toute grâce, au même sens que tout sacrement, est un principe efficace, à cause qu'ils contiennent tout dans leur vertu. On devait interpréter favorablement un auteur qui donnait lieu à le faire, en s'expliquant aussi précisément qu'on a vu, sur la possibilité d'observer les commandements dans tous les justes. Mais encore que ces explications fussent équitables, M. l'archevêque de Paris, qui se propose toujours d'aller au plus grand bien, n'a pas voulu s'attacher à ce qu'on pouvait soutenir; mais désirant ôter aux pieux lecteurs ce qui serait capable de lui faire la moindre peine dans un livre où il ne s'agit que de s'édifier, il a fait changer cet endroit, en effaçant le mot efficace, qui n'était pas nécessaire, sans se soucier de ce qu'on dirait de ce changement et toujours prêt à profiter, non-seulement de réflexions équitables, mais encore de celles-là mêmes que l'esprit de contradiction aurait produites, puisqu'il faut croire que c'est pour cela que Dieu les permet.

 

1 Joan., XV, 5. — 2 Joan., VI, 44, 66.

 

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C'est par le même motif qu'on change encore ce qui est porté sur la Ire aux Corinthiens, chap. XII, verset 3; et on a mis à la place : Il faut demander à Dieu la grâce qui est souveraine, « sans laquelle on ne confesse jamais Jésus-Christ, et avec laquelle on ne le renonce jamais. » On marquera dans la suite avec candeur et simplicité la plupart des autres endroits qu'on aura corrigés pour guérir les moindres scrupules, sans regarder autre chose, sinon que la charité soit victorieuse.

 

§ XV. Sur le principe de foi, que Dieu ne délaisse que ceux qui le délaissent les premiers.

 

Pour ôter jusqu'à l'ombre des difficultés sur la possibilité des commandements dans tous les justes, il faut encore leur dire qu'elle est fondée immuablement sur ce principe de la foi, reconnu dans le concile de Trente, que Dieu n'abandonne que ceux qui l'abandonnent les premiers par une désertion absolument libre : Deus namque sud gratiâ semel justificatos non deserit, nisi ab eis priùs deseratur (1).

Ce concile n'a pas voulu définir que Dieu n'abandonne personne à lui-même et à sa propre faiblesse : mais qu'il n'abandonne personne, si on ne l'abandonne le premier. Ce sont les propres paroles de saint Augustin en plusieurs endroits (2). C'est aussi ce qui lui fait dire ce qu'on a déjà rapporté de tous ceux qui perdent la grâce : « Ils délaissent premièrement, et puis ils sont délaissés : » Leserunt et deseruntur. Adam a été jugé selon cette règle : « Il a délaissé et il a été délaissé. » Deseruit et desertus est. Ce qui arrive dans la suite : Comment les péchés sont la juste punition les uns des autres, et dans quel abîme on est plongé par cet enchaînement de crimes inouï et inconcevable, saint Augustin l'explique en quatre mots : Desertus à Deo, cedit eis (desideriis suis ) atque consentit, vincitur, capitur, trahitur, possidetur : « Le pécheur délaissé de Dieu cède à ses mauvais désirs, et y consent; il est

 

1 Conc. Trid., sess. VI, cap. XI. — 2 De ant. et grat., cap. XXII, XXIII, XXVI;  in Psal. VII, 5 ; Justum adjutorium; De correct, et grat., cap. XIII ; Ibid., cap. XI.

 

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vaincu, il est pris, il est enchaîné, il est possédé et entièrement sous le joug (1) » Ces désordres arrivent à ceux qui ont été délaissés de Dieu. Cela est très-vrai, et il ne faut pas trouver mauvais qu'on représente aux chrétiens cet état funeste; mais il faut toujours se souvenir de la distinction de saint Augustin : c'est que lorsqu'on est ainsi livré à ses convoitises, « il y en a quelqu'une qu'on ne veut pas vaincre, à laquelle on n'est pas livré par le jugement de Dieu, mais pour laquelle on a été livré ou jugé digne d'être livré aux autres (2). » Il n'importe que dans cet endroit de saint Augustin il y ait deux leçons différentes, puisque toutes deux aboutissent à la même fin, de distinguer le crime auquel on s'est livré soi-même, de celui où on est livré par punition. Par exemple, dit saint Augustin, c'est l'orgueil et l'ingratitude des sages du monde qui a mérité que Dieu les livrât aux désordres énormes que saint Paul raconte. Combien plus faut-il observer cette règle à l'égard des jutes, qui ne sont jamais délaissés et livrés au crime que par une désertion qu'ils n'ont à imputer qu'à une faute à laquelle saint Augustin ne veut pas qu'ils soient livrés en punition, mais qu'ils s'y livrent eux-mêmes par leur liberté ?

C'est pourquoi sur ce fondement, « que Dieu est fidèle dans ses promesses, » les justes sont assurés « qu'il ne permettra jamais qu'ils soient tentés par-dessus leurs forces (3). » Ils ont donc toujours le pouvoir de garder les commandements, à la manière que l'a défini le concile de Trente. Il est aussi déterminé dans le second concile d'Orange que selon la foi catholique, secundùm fidem catholicam, « après la grâce du baptême tous les baptisés, avec le secours de Jésus-Christ qui les aide et coopère avec eux, peuvent et doivent accomplir les commandements de Dieu, s'ils veulent fidèlement travailler : » Quod omnes baptizati possint et debeant, si fideliter laborare voluerint, adimplere (4). Ils le peuvent donc, il ne tient qu'à eux avec la grâce qu'ils ont ; la grâce ne leur manque pas; il ne leur manque que la volonté, qui ne leur manque que par leur faute. Et c'est là une vérité catholique que l'on a toujours expliquée en divers endroits des Réflexions morales.

 

1 Op. imp. Cont. Jul, lib. V, cap. III, num. 12. — 2 In Psal. XXXV, n. 10. — 3 I Cor. X, 13. — 4 Conc. Araus., cap. XXV.

 

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Il n'aurait rien coûté à leur auteur de reconnaître expressément, comme il a fait équivalemment et dans le fond, une grâce suffisante au sens des thomistes, ou des autres théologiens qui raisonnent à peu près de la même sorte, et tout le monde voit bien qu'on ne pouvait pas en exiger davantage ; mais on a trouvé plus à propos dans un ouvrage d'édification , et non de dispute, pour exprimer le pouvoir de conserver la justice donnée sans exception ta tous les justes, de se servir plutôt des expressions consacrées des Pères, des conciles et des Papes, que des termes de l'Ecole, que le peuple n'entend pas assez et qui ont tous leur difficulté , puisque même c'est faire tort à la vérité que de la faire dépendre d'une expression, quoique bonne et bien introduite dans l'Ecole, dont tout le monde convient qu'elle n'est pas dans les Pères, ni dans les conciles, ni dans les constitutions anciennes et modernes des souverains Pontifes, ni enfin dans aucun décret ecclésiastique.

 

§ XVI. Sur la volonté de sauver tous les hommes.

 

On peut régler par ces principes ce qu'il faut dire et penser sur la volonté de sauver les hommes, et sur celle de Jésus-Christ pour les racheter. Ces deux volontés marchent ensemble, et elles sont reconnues dans les Réflexions morales avec toute leur étendue. Il y a une volonté générale qui est exprimée en ces termes : « La vérité s'est incarnée pour tous; nous devons donc prier pour tous, si nous entrons dans l'esprit de la vérité (1). » Ainsi la volonté de Dieu s'étend aussi loin que notre prière, qui n'excepte personne. Ailleurs : «Jésus-Christ est mort pour le salut de tous les hommes. » Ailleurs : « Il a racheté tous les hommes de son sang, il a acquis tout le monde par sa croix (2). » Ailleurs : « Tous les hommes étaient en Jésus-Christ sur la croix, et y sont morts avec lui (3) ; » à quoi, sinon au péché et à la mort éternelle et temporelle, qui leur étaient dues? « La mort s'étant assujetti injustement Jésus-Christ innocent, perd le pouvoir qu'elle avait sur tous les hommes

 

1 1 Timoth., II, 3-6. — 2 Marc., XV, 38; Joan., XX, 16.— 3 Rom., VI, 16.

 

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coupables (1) : » ils l'étaient tous. Ailleurs : « Tous sont morts également, et Jésus-Christ est mort aussi pour tous. Qu'y a-t-il de plus juste que de consacrer sa vie à celui qui nous l'a rachetée à tous par sa mort? Jésus-Christ a tenu notre place sur la croix. »

Il n'y a rien de plus éloigné de la cinquième proposition condamnée par Innocent X : « Il est semi-pélagien de dire que Jésus-Christ est mort ou qu'il a répandu son sang généralement pour tous les hommes. » On vient de voir le contraire inculqué avec tant de force en vingt endroits très-exprès des Réflexions morales. Ce fondement supposé, on y trouve aussi une volonté spéciale pour tous les fidèles, conformément à cette parole : « Il est Rédempteur de tous, mais principalement des fidèles (2). » Cette volonté regarde ceux-là même qui perdent la justice, mais qui pourraient la conserver, s'ils ne rendaient pas inutile « la grâce qui les veut guérir, » encore qu'en effet et par leur malice elle ne les guérisse pas. Nous avons vu cette grâce répandue partout dans les Réflexions morales. Enfin on y trouve aussi la volonté très-spéciale pour les élus, qui seule renferme en soi tout l'effet de la rédemption.

Ces trois explications de la volonté de sauver les hommes se trouvent en divers endroits de saint Augustin et de son disciple saint Prosper (3), dont l'on a marqué quelques-uns à la marge, et que l'on pourrait rapporter dans un plus long discours. Mais il nous suffit de remarquer ici que d'habiles théologiens, et saint Augustin lui-même, ne les ont pas regardées comme opposées l'une à l'autre, mais au contraire comme faisant unies ensemble un seul et même corps de la bonne doctrine, quoiqu'elles ne soient pas toutes également décidées par l'Eglise catholique. Un vrai théologien les doit reconnaître chacune selon son degré.

On vient de voir que le livre des Réflexions n'en exclut aucune. Nous répétons, encore un coup, que saint Augustin et saint Prosper les ont toutes reconnues après saint Paul. Cet Apôtre a souvent marqué la volonté générale, et personne n'en ignore les passages.

 

1 Rom., VIII, 4. — 2 I Timoth., IV, 10.— 3 De Spirit. et litt., cap. XXXII ; Enchir. cap. CIII, n. 27; Ad Bonif., lib. IV, cap. VIII; Prosp., Resp. ad cap. gall., obj. 8 et 9; Idem., Resp. ad obj. Vinc., obj. 1 et 2.

 

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Il a exprimé celle qui est particulière aux fidèles, lorsqu'il leur a dit et les a obligés à dire avec lui à son exemple : « Je vis dans la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est donné pour moi (1). » Enfin ils doivent s'unir à la volonté très-spéciale; qui regarde les élus, par l'espérance d'être compris dans ce bienheureux nombre. Remarquez qu'il n'était pas question dans les Réflexions morales de disputer scolastiquement, mais de rendre tous les fidèles attentifs à ces trois degrés de la volonté de Dieu, qui nous ont été déclarés par sa parole ; or on ne doit pas exiger plus que ce qui a été révélé de Dieu selon le degré de la révélation. Ainsi il faut reconnaître la volonté de sauver tous les hommes justifiés, comme expressément définie par l'Eglise catholique en divers conciles, notamment dans celui de Trente et encore très-expressément par la Constitution d'Innocent X, du dernier mai 1653.

Il ne faut point faire un point de foi également décidé de la volonté générale étendue à tous, puisque même il a été permis à Vasquez d'enseigner que les enfants décédés sans baptême ne sont pas compris dans cette parole : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité (2) : » quoique les Réflexions morales penchent visiblement, comme on a vu, à l'explication qui ne donne aucune borne à la volonté de Dieu et de JÉSUS-CHRIST , prise dans une entière universalité , ce qui aussi paraît plus digne de la bonté de Dieu, plus conforme aux expressions de l'Ecriture et plus propre à la piété et à la consolation des fidèles.

 

§ XVII. Sur le don de la foi, et s'il est donné à tous.

 

On objectera peut-être encore ce passage des Réflexions : « La foi n'est pas moins difficile que la pratique des bonnes œuvres : la grâce nécessaire pour l'une et pour l'autre est donnée aux uns, et n'est pas donnée aux autres. » Qu'y a-t-il là de nouveau , et qu'y a-t-il qui ne soit constant et public ? Mais qu'y a-t-il qui ne soit absolument nécessaire à l'instruction  des fidèles ? Voilà

 

1 Galat., II, 20. — 2 I part. disp. 95, cap. VI et 96, cap. III.

 

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d'abord ce que nous disons pour ce qui regarde la foi. Secondement il n'y a rien là qui approche des cinq fameuses propositions ni qui exclue même la volonté générale de sauver les hommes ni celle de les amener à la connaissance de la vérité. En troisième lieu la proposition est tellement adoucie, qu'en quelque façon qu'on la prenne, il n'y reste pas la moindre apparence de difficulté.

Premièrement donc il n'y a rien là qui ne soit constant et public. On n'a qu'à ouvrir saint Paul et prêter l'oreille à ces paroles : « Comment croiront-ils s'ils n'écoutent ; et comment écouteront-ils, si on ne leur prêche? » D'où il conclut: a La foi est par l'ouïe, et l'ouïe est par la prédication de la parole de Jésus-Christ (1). » Ainsi la grâce nécessaire à croire est attachée à la prédication de l'Evangile. Et cela étant, que dirons-nous de ces peuples qui, relégués depuis tant de siècles dans un autre monde , si séparés de celui où l'Evangile est annoncé, habitent dans les ténèbres et dans la région de l'ombre de la mort? Ont-ils la grâce nécessaire à croire , et ne sont-ils pas dans le cas où saint Augustin assurait qu'on ne peut dire en aucune sorte, nullo modo : « Ils croiraient, s'ils voulaient, ce qu'ils n'ont jamais ouï. » Id quod non audieras

crederes, si velles (2) ?

Que si c'est un fait constant et public, qu'il y a eu et qu'il y a des peuples en cet état, peut-on nier qu'il ne soit utile aux chrétiens de leur inspirer de l'attention au malheur de la naissance de ces peuples, afin qu'ils ressentent mieux les richesses inestimables de la grâce qui les a mis dans un état plus heureux ?

Nous disons en second lieu qu'il n'y a rien là qui approche de ces cinq fameuses propositions, où il est à la vérité décidé que nul juste n'est jamais privé, ni ne le peut être, de la grâce absolument nécessaire à faire , mais où tout le monde est d'accord que la sagesse de l'Eglise n'a pas trouvé à propos de rien définir en faveur des infidèles sur la grâce nécessaire à croire. Il est donc certain qu'en les privant de cette grâce, on n'encourt pas la condamnation d'Innocent X , et que cette thèse n'appartient en aucune manière à la fameuse question qu'il a jugée avec le consentement de toute l'Eglise en faveur des justes.

 

1 Rom., X, 17. — 2 August., De correct, et grat., cap. VII.

 

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Nous ajoutons néanmoins que cette conclusion n'empêcherait pas qu'en ôtant aux infidèles qui n'ont jamais ouï parler de l'Evangile , la grâce immédiatement nécessaire à croire, on ne leur accordât celle qui mettrait dans leur cœur des préparations plus éloignées, dont s'ils usaient comme ils doivent, Dieu leur trouverait dans les trésors de sa science et de sa bonté des moyens capables de les amener de proche en proche à la connaissance de la vérité. Ce sont ces moyens qui ont été si bien expliqués dans le livre De la vocation des Gentils, où sont comprises les merveilles visibles de la création, capables d'amener les hommes aux invisibles perfections de Dieu, «jusqu'à les rendre inexcusables, selon saint Paul, s'ils ne les connaissent et les adorent. » Et non-seulement on y trouve cette bonté générale, mais encore par une secrète dispensation de sa grâce de plus occultes et de plus particulières insinuations de la vérité, que Dieu répand dans toutes les nations par les moyens dont il s'est réservé la connaissance.

Il ne faut donc pas songer à les pénétrer, ni jamais rechercher les causes pourquoi il met plus tôt ou plus tard et plus ou moins en évidence les témoignages divers, et infiniment différents, de la vérité parmi les infidèles. C'est ce qu'on trouve expliqué dans le docte livre De la vocation des Gentils (1), et ce qu'on croirait, s'il en était question, pouvoir montrer non-seulement dans les autres Pères, mais encore distinctement dans saint Augustin et dans le véritable Prosper, dont ce livre a si longtemps porté le nom. Ainsi bien loin de soutenir (a) aucune des cinq propositions, les Réflexions morales ne sont pas même contraires à la volonté générale de sauver tous les hommes et de les amener de loin ou de près, par des moyens différents, à la connaissance de la vérité. Nous en avons vu les passages, qui ne sont pas éloignés de ces consolantes paroles du livre de la Sagesse : « Que Dieu n'a pas fait la mort, et ne se réjouit pas de la perte des vivants ; mais qu'il a fait guérissables les nations de la terre (2) : qu'il a soin de tous, » toujours prêt de pardonner à tous, « à cause de sa bonté et de sa

 

1 Resp. ad cap. Gall., obj. 8. — 2 Sapient., I, 13 et 14.

(a) Il y a dans la copie combat Ire; mais il est évident que M. de Meaux a voulu mettre soutenir, ou quelque autre mot équivalent. (Note de la 1ère édit.)

 

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puissance, et qu'il a même ménagé avec attention, tantâ attentione, les peuples qui étaient dus à la mort (pour avoir persécuté ses enfants), debitos morti, afin de donner lieu à la pénitence leur accordant le temps et l'occasion de se corriger de leur malice (1). »

Ce qu'il faut ici uniquement éviter, c'est de donner pour défini ce qui ne l'est pas, ou d'ôter aux enfants de Dieu la connaissance , distincte de leur préférence toute gratuite à l'égard du don de la foi, de peur de les confondre par là avec le reste des nations que ! « Dieu, » par un juste jugement, « a laissées aller dans leurs voies, » comme il est écrit dans les Actes (2). C'est pourquoi saint Augustin n'a pas hésité à mettre les trois propositions suivantes à la tête des douze articles de la foi catholique, qu'il expose dans son Epître à Vital (3).

IV. « Nous savons que la grâce par laquelle nous sommes chrétiens, n'est pas donnée à tous les hommes.

V. » Nous savons que ceux à qui elle est donnée, elle leur est donnée par une miséricorde gratuite.

VI. » Nous savons que ceux à qui elle n'est pas donnée , c'est par un juste jugement de Dieu qu'elle ne l'est pas. »

Vérités que la foi propose à tous les fidèles, pour les obliger de reconnaître avec action de grâces la prédilection dont Dieu les honore.

En troisième lieu, dans la plus sévère critique et quelque opinion qu'on veuille embrasser, il n'y a rien à reprendre dans ces propositions des Réflexions morales : « Celui qui l'a reçue ( la grâce nécessaire à croire ) doit craindre, parce qu'il la peut perdre » faute de l'effort qu'il faudrait faire pour la conserver et pour la faire valoir : « et celui qui ne l'a pas reçue doit espérer, puisqu'il la peut recevoir (4). » Mais si on la doit espérer, on ne doit donc pas se croire destitué de tout secours, puisqu'espérer en est un si grand. Ainsi l'auteur avertit en relevant ceux qui sentent qu'ils ne peuvent encore vaincre la maladie de l'incrédulité, quels qu'ils soient, ou dans l'Eglise ou hors de l'Eglise, qu'ils se gardent bien de désespérer d'eux-mêmes, ou d'abandonner la sainte parole ;

 

1 Sapient., XII, 19, 20. — 2 Act., XIV, 15, — 3 Litt. 217, al. 107, ad Vital. — 4 Joan., VI, 66.

 

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mais qu'ils se confient en Notre-Seigneur , qu'ils pourront un jour ce qu'ils ne peuvent peut-être pas selon leur disposition présente.

Voilà comme on ne contredit les Réflexions que par un esprit de contention ; et nous osons dire que pour peu qu'on apportât à cette lecture un esprit d'équité et que l'on s'attachât à considérer toute la suite du discours, au lieu du trouble que quelques-uns voudraient inspirer, on n'y trouverait qu'édification et bon conseil.

Au reste nous ne croyons pas avoir rien à dire de nouveau sur la grâce nécessaire aux œuvres chrétiennes et salutaires, qui n'est pas donnée à tous, puisqu'il est certain et que tout le monde est d'accord qu'on ne l'a point sans la foi que tout le monde n'a pas ; et qu'enfin pour ce qui regarde les justes, la vérité n'oblige à confesser, même pour des personnes si favorisées, qu'un secours dans l'occasion, ou immédiat ou médiat, pour accomplir les préceptes selon l'expresse définition du concile de Trente.

 

§ XVIII. Rétablissement d'une preuve de la divinité de Jésus-Christ, qui avait été affaiblie dans les versions de l'Evangile.

 

La vigilance de notre archevêque ne s'étend pas seulement à éclaircir la matière des cinq propositions, ni celles qui en approchent : ce prélat porte bien plus loin son attention pastorale. C'est une faute commune presque à toutes les versions nouvelles de l'Evangile, d'avoir traduit ces paroles de Notre-Seigneur : Antequàm Abraham fieret, ego sum: « Devant qu'Abraham fut, je suis (1), » sans songer que dans le latin, comme dans le grec, il y a un autre mot pour Abraham que celui qui est employé pour le Fils de Dieu. Le grec porte : prin Abraam genestai, ego eimi. Ce mot, genestai, qui peut quelquefois signifier simplement être, quand il est opposé à l'être même, doit être traduit par faire, comme la Vulgate l'a soigneusement observé. Et en général lorsqu'il s'agit d'opposer le Verbe éternel à la créature , c'est la coutume perpétuelle

 

1 Joan., VIII, 58,

 

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de l'Evangile d'opposer être fait à être. Les exemples expliqueront mieux cette vérité. Dès les premiers mots de l'Evangile de saint Jean, il est dit du Verbe éternel : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1) ; » mais quand on vient à expliquer ce qu'il est devenu par l'incarnation, on change le terme ; et l'Evangile dit : « Le Verbe a été fait chair, sarx egeneto: » ce que la Vulgate a traduit : Verbum caro factum est.

De même au verset suivant, où est rapportée la prédication de saint Jean-Baptiste, qui établit si clairement la divinité du Fils de Dieu : « Voici, dit-il, celui dont je vous disais : Celui qui est venu après moi m'a été préféré, a été mis devant moi; » de mot à mot : « A été fait devant moi : emprosten mou gegonen : parce qu'il a été devant moi : » quia prior me erat : oti protos mou en. C'est donc l'esprit de l'Ecriture de dire du Verbe éternel qu'il était, et d'exprimer par le terme faire la dispensation de la chair. « Il était le Verbe, il était Dieu. » Voilà ce qu'il était par lui-même. « Il a été homme ; » voilà ce qu'il est devenu dans le temps.

Le bien-aimé disciple suit cette règle dans les premiers mots de sa Première épître canonique : « Ce qui était, dit-il au commencement, » Quod erat ab initio (2) : et un peu après : « Nous vous annonçons la vie éternelle, qui était dans le Père, et qui s'est montrée à nous. » Ainsi toutes les fois qu'on a parlé du Verbe selon sa divinité, le style perpétuel de l'Ecriture est de dire qu'il était; tout ce qui peut appartenir à la création est exprimé par le mot de faire : et selon cette règle sûre, il a fallu opposer Abraham qui a été fait, au Fils de Dieu qui était toujours.

C'est ce qu'on pourrait confirmer par l'exposition unanime des Pères grecs et latins; mais à présent, pour abréger, nous nous contentons de ces paroles précises de saint Augustin sur ce passage de saint Jean : ANTEQUÀM ABRAHAM FIERET: Intellige Fieret ad humanam facturam, sum verù ad divinam pertinere substantiam. Fieret, quia creatura est Abraham. Non dixit : Antequàm Abraham esset, ego eram; sed ANTEQUAM ABRAHAM FIERET, qui nisi per me non fieret, EGO SUM. Neque hoc dixit: Antequàm fieret,

 

1 Joan., I, 1.— 2 I Joan., I, 1, 2.

 

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ego factus sum : In principio enim Deus fecit cœlum et terram : nam in principio erat Verbum. ANTEQUAM ABRAHAM FIERET, EGO SUM. Agnoscite Creatorem, discernite creaturam. Qui loquebatur, semen Abrahœ factus erat; et ut Abraham fieret, ante Abraham ipse erat (1). C'est-à-dire: « Devant qu'Abraham fût fait, je suis. Entendez que ces mots : Devant qu'il fût fait, appartiennent à la création de l'homme ; et ceux-ci : Je suis, à la substance de la divinité. Il a fallu dire d'Abraham qu'il était fait, parce qu'il était créature. Il n'a pas dit : Avant qu'Abraham fût, j’étais; mais il a dit : Abraham fût fait, lui qui ne pouvait être fait par un autre que par moi, Je suis. Il n'a pas dit non plus : Avant qu'Abraham fût fait, j'ai été fait. Car il est écrit que Dieu a fait au commencement le ciel et la terre; mais pour le Verbe au contraire, il n'est pas dit qu'il a été fait au commencement, mais qu'il était. Ainsi en lisant ces paroles : Avant qu'Abraham fût fait, je suis, reconnaissez le Créateur et discernez la créature. Celui qui parlait avait été fait le fils d'Abraham par son incarnation; mais afin qu'Abraham fût fait lui-même, il était devant Abraham. »

Il ne fallait pas priver les fidèles de cette belle doctrine de saint Augustin, ni ôter de nos versions une preuve si convaincante, non-seulement de la préexistence du Fils de Dieu, mais encore de son éternelle divinité.

 

§XIX. Sur les endroits où il est dit que sans la grâce on ne peut faire que le mal.

 

Pour continuer nos remarques, on a averti M. de Paris que quelques-uns trouvaient de l'excès dans ces paroles : « Avant que Dieu nous appelle par sa grâce, que pourrions-nous faire pour notre salut? La volonté qu'elle ne prévient pas, n'a de lumière que pour s'égarer, d'ardeur que pour se précipiter, de force que pour se blesser; est capable de tout mal, et impuissante à tout bien (2). » Ceux qui critiquent ces paroles et les autres de même sens, pourraient avec la même liberté censurer celles-ci du concile d'Orange : « Personne n'a de lui-même que le mensonge et

 

1 Tract. XLIII in Joan., n. 17.— 2 Matth., XX, 3, 4.

 

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le péché : » ce qui est pris de mot à mot de saint Augustin et cent fois répété par ce grand docteur ». Quand on trouve de pareils discours dans un livre de piété, il ne faut pas être de ces esprits ombrageux, qui croient voir partout un Baïus, et qu'on en veut toujours aux vertus morales des païens et des philosophes; c'est de quoi il ne s'agit pas. Quand il faut instruire les chrétiens, on ne doit considérer les vertus que par rapport au salut. C'est par où commence l'auteur: « Avant, dit-il, que Dieu nous appelle par sa grâce, que pouvons-nous faire pour notre salut ? » Tout ce qu'on nomme vertu hors de cette voie, ne mérite pas, pour un chrétien, le nom de vertu. S'il est écrit « que la science enfle , » ces sortes de vertus humaines enflent beaucoup davantage et tournent à mal. C'est ce que l'auteur exprime ailleurs par ces paroles: « La connaissance de Dieu, même naturelle, même dans les philosophes païens, quoiqu'elle vienne de Dieu (à sa manière), sans la grâce ne produit qu'orgueil, que vanité, qu'opposition à Dieu même, au lieu des senti mens d'adoration, de reconnaissance et d'amour (2). » Il n'y arien de plus véritable. Que personne n'empêche donc que l'on enseigne au chrétien les avantages de sa religion; et laissons-lui confesser que sans elle il n'a qu'ignorance, mensonge, aveuglement et péché, puisque sans elle ou tout est cela, ou tout aboutit là.

 

§ XX. Sur les vertus théologales, en tant que séparées de la charité.

 

Il faut à plus forte raison prendre équitablement et sainement les expressions assez ordinaires où un auteur occupé du mérite de la charité, qui est l'ame des vertus et la seule méritoire d'un mérite proprement dit, semblerait à comparaison de la charité ôter aux autres vertus,  même chrétiennes et même théologales,

 

1 Volantes (hominis) infirma ad efficiendum, facilis ad audendum..., nihil in suis habet viribus, nisi periculi facilitatem; quoniam voluntas mutabilis quœ non ab incommatabili voluntate regitur, tantô citiùs propinquat iniquitati, quantô acrius intenditur actioni. Lib. I 1, De Vocatione Gentium, cap. VIII; Conc. Arausic., cap. XXII, ex August, Tract., 5 in Joan. et Prosp.,  Sent. 323. — 5 Sur l’Ep. aux Romains, I, 19.

 

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comme à la foi et à l'espérance, le nom de vertu. Sans la charité elles sont informes : « Sans la charité la foi est morte, » selon l'apôtre saint Jacques (1). Il en faut croire autant de l'espérance. Et c'est ce qui fait dire à saint Thomas même, que « destituées de la charité elles ne sont pas proprement vertus, et en effet ne sont pas telles (2). » D'ailleurs c'est un langage établi, de comprendre sous la charité tout ce qui prépare à la recevoir et tout ce qui est donné de Dieu par rapport à elle, comme le sont constamment la foi et l'espérance. Qui peut penser qu'un acte de foi et d'espérance, que le Saint-Esprit met dans les pécheurs pour commencer leur conversion, et y poser le fondement et une espèce de commencement de la sainte dilection (3), puisse être appelé péché par un chrétien, sous prétexte que ces actes ne sont pas encore véritablement rapportés à la fin de la charité? Il suffit que le Saint-Esprit les y rapporte, et qu'ils disposent naturellement le cœur au saint et parfait amour.

Quand donc on dit dans ce livre que « la charité seule ne pèche point (4), » ou que « la charité seule honore Dieu, » et pour cette raison « que c'est la seule charité qu'il récompense (5) ; » y a-t-il quelqu'un qui n'entende pas naturellement ces paroles de l'état de la charité, qui est le seul exempt de péché mortel, et en effet très-certainement le seul méritoire? Il ne faut pas apporter aux lectures spirituelles un esprit contentieux. C'est pour éloigner et déraciner entièrement cet esprit, si ennemi de la piété, que nous voulons bien quelquefois remarquer des choses qui apparemment

 

1 Jucon., II, 20. — 2 Ia IIae, Quœst. LXV. — 3 Conc. Trid., sess. VI, cap. VI. — 4 Sola chantas non peccat. August., Epist. 177, al. 95, ad Innoc. I, PP. n. 17 : Charitatem voco motum animi ad fruendum Deo propter ipsum, etc. Idem, lib. III, De doctr. Christ., cap. X. Quid est boni cupiditas, nisi charitas? Idem, lib. II ad Bonifacium, PP., cap. II, Non prœcipit Scriptura nisi charitatem, neque culpat nisi cupiditatem, et eo modo informat mores hominum, etc. Idem, lib. III, De doctr. chr., cap. X. Non fructus est bonus, qui de charitatis radice non surgit. Idem, De spirit. et litt., cap. XIV. Ut quidquid se putaverit homo facere benè, si fiat sine charitate, nullo modo fiât benè. Idem, De grat. et lib. arbit.,cap. XVIII. Charitas facit liberum ad ea quae bona facienda sunt. Idem, Oper. imp. cont. Julian., lib. I, § 84. Homo Pelagiane, charitas vult bonum...; par seipsam littera occidit, quia jubendo bonum et non largiendo charitatem, quœ sola vult bonum, reos praevaricationis facit, Idem, ibid., § 94. Sola vult beatificum bonum. Idem, ibid. § 95. Charitas sola verè bene operatur. Idem, Epist. 186, al. 106, ad Paulinum.— 5 Matth., XII, 30; XXV, 36; I Cor., XVI, 14.

 

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ne feront de peine qu'à peu de personnes, mais que nous savons qu'on a relevées. On aura dit, par exemple, je ne sais plus où, « que la foi n'opère que par la charité, » c'est-à-dire qu'elle n'opère utilement pour le salut que par elle, vu que tous les actes de foi naturellement se doivent rapporter à cette fin : quelqu'un s'imaginera qu'on veut ôter toute utilité à l'acte propre de la foi ; c'est pousser trop loin le scrupule. Mais encore qu'on veuille éloigner des saintes lectures, et surtout de la parole de Dieu, l'esprit de chicane, cette même charité, dont nous parlons, a fait changer quelques endroits, quoiqu'innocents en eux-mêmes, qui pourraient blesser pour peu que ce fût les « consciences infirmes (1) » ou leur faire soupçonner qu'un acte de foi ou d'espérance, fait hors de l'état de grâce et de charité, puisse être mauvais, ou même n'être pas bon et utile de sa nature qui fait tendre à la charité, encore qu'en cet état il ne soit pas méritoire, ni parfaitement vertueux.

En un mot tout le monde sait, et ce n'est pas une question, qu'entre l'état de péché et celui de grâce, il faut reconnaître dans le passage de l'un à l'autre une disposition comme mitoyenne, où l'âme s'ébranle, ou plutôt est ébranlée par le Saint-Esprit pour se convertir, et où elle fait des actes bien éloignés à la vérité de la perfection qu'ils doivent avoir, mais néanmoins très-bons et très-salutaires, à cause de l'impression qu'on y reçoit pour s'éloigner du péché et s'unir à Dieu, quoiqu'ils ne soient pas faits entièrement comme il faut, parce qu'on ne les rapporte pas encore assez à la charité, qui est la fin du précepte (2).

 

§ XXI. Sur la crainte de l'enfer, et sur le commencement de l'amour de Dieu.

 

Selon ces principes on n'a eu garde de dire que la terreur des jugements de Dieu put ne pas être salutaire et bonne, puisque « c'est, dit le concile de Trente, un don de Dieu et une impression du Saint-Esprit (3). » Mais il y a une crainte exclusive de tout amour de la justice, où l'on dit dans son cœur : « Je pécherais, si

 

1 I Cor., XVI, 14. — 2 I Timoth., I, 5. — 3 Sess. XIV, cap. IV.

 

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je n'étais retenu pur la vue des supplices éternels ; » ce que l'on ne peut excuser de péché. C'est ce que l'auteur a expliqué par ces paroles : « Qui ne s'abstient du mal que par la crainte du châtiment, le commet dans son cœur, et est déjà coupable devant Dieu (1). » Et ailleurs encore plus expressément : « On ne cesse point d'aimer ce qu'on fuit, quand ce n'est que la crainte et la nécessité qui le font fuir (2). » Ce sont là des vérités incontestables, auxquelles il est nécessaire de rendre attentifs les chrétiens. Mais il y faut encore ajouter en général que tant que l'on est touché par la seule terreur des supplices, sans aucun commencement d'amour de la justice, on n'est jamais converti comme il faut, ni suffisamment disposé à la justification.

M. l'archevêque de Paris n'oublie pas, et ne veut pas qu'on oublie ce qu'il a dit sur ce sujet dans son Instruction pastorale du 20 d'août 1606. « Les vertus (l'humilité et la confiance) préparent l'ame à l'amour de Dieu, que le Saint-Esprit répand dans nos cœurs avec la grâce, puisque la grâce consiste principalement dans la délectable inspiration de cet amour. C'est à cet amour que la crainte des supplices éternels prépare la voie; le commencement de cet amour ouvre les cœurs à la conversion, comme sa perfection les y affermit. » Et la charité la rend sincère et solide. Ce que l'auteur des Réflexions morales a voulu exprimer par ces paroles : « Qui peut préparer la voie à la charité, si ce n'est la charité même (3)? » A quoi il n'y aurait rien à ajouter pour une pleine expression de la charité, sinon que la charité qui ouvre la porte à la justification, est une charité commencée, qui achève de justifier le pécheur, quand elle est dans sa perfection, et qu'elle enferme la contrition que le concile de Trente appelle réconciliante et parfaite par la charité : Charitate perfectam (4).

M. l'archevêque de Paris qui, autant qu'il sera possible, ne veut pas laisser la moindre ambiguïté dans la doctrine qu'il donne à son troupeau, a fait ajouter ces mots essentiels au passage des Réflexions qu'on vient de citer (5), et le lecteur y trouvera que rien ne peut préparer la voie à la charité que la charité même : la charité

 

1 Matth., XXI, 46. — 2 Apoc., XVIII, 15. — 3 Sur l’Ep. aux Ephes., III, II. — 4 Sess. XIV, cap. IV. — 5 Ephes., III, 17.

 

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commencée à la charité habitante et justifiante, qui est la racine, etc.

Au reste nous ne croyons pas que la proposition ainsi expliquée puisse recevoir la moindre difficulté, non-seulement à cause de la décision du concile de Trente, « où le commencement de la dilection de Dieu, comme source de toute justice (1), » est expressément requise dans le baptême : ce qui induit la même disposition dans le sacrement de pénitence ; mais encore à cause du décret sur ce dernier sacrement, où il est expressément porté que la contrition nécessaire pour en recevoir l'effet, « emporte, avec la confiance en la divine miséricorde, la résolution d'accomplir le reste : ce qui n'est pas seulement la cessation du péché avec le propos et le commencement d'une nouvelle vie, » mais encore la haine de l'ancienne vie. Mais qui peut dire que « le propos, et même le commencement de la vie nouvelle, » n'enferme pas du moins le désir d'aimer Dieu de tout son cœur ? Qui peut dire que la charité, qui est le grand commandement dans lequel consiste la Loi et les Prophètes, ne soit pas comprise parmi les commandements dont il faut l'accomplissement, et que le fidèle qui se convertit d'un cœur sincère puisse n'en concevoir pas du moins le désir? Ainsi cette question sur l'amour du moins commencé, n'a aucune difficulté dans le fond; et les théologiens en conviendraient aisément, s'ils voulaient s'entendre.

 

§ XXII. Sur les excommunications et les persécutions des serviteurs de Dieu.

 

Plusieurs voudraient que l'auteur des Réflexions eût moins parlé des excommunications et des persécutions suscitées aux serviteurs de Jésus-Christ et aux défenseurs de la vérité, du côté des rois et des prêtres. Pour nous, sans nous arrêter au particulier, nous regardons tout cela comme une partie du mystère de Jésus-Christ, si souvent marqué dans l'Evangile, qu'on ne peut pas en l'expliquant oublier celte circonstance, pour accomplir ces paroles du Sauveur à ses disciples : « Le temps va venir que quiconque

 

1 Sess. VI, cap. VI.

 

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vous fera mourir, croira rendre service à Dieu (1). » Il y fallait joindre celles-ci, qu'aussi le même Sauveur a fait précéder: « Ils vous chasseront des synagogues : » ils vous excommunieront. Dès le temps de Jésus-Christ même les Juifs avaient conspiré et résolu ensemble de « chasser de la synagogue quiconque reconnaîtrait Jésus pour le Christ (2) : » et l'aveugle-né éprouva la rigueur de cette sentence des pontifes. A la vérité, ils n'osèrent pas prononcer un semblable jugement contre Jésus-Christ, que tant de miracles mettaient trop au-dessus de leur autorité mal employée ; mais ils en vinrent aux voies de fait, et le condamnèrent à mort comme blasphémateur. Saint Paul remarque même, et notre auteur après, qu'ils le traitèrent comme excommunié, et mirent sur lui l'anathème du bouc émissaire, en le crucifiant hors de la porte : c'était la figure de ce qui devait arriver à ses serviteurs. Dans les derniers temps, dans ces temps terribles dont il est écrit que « les élus mêmes, s'il se pouvait, seraient séduits (3), » il ne semble pas qu'on puisse douter qu'une séduction si subtile ne vienne pas de mauvais prêtres ; et personne n'ignore l'endroit où le pape saint Grégoire regarde une armée de prêtres corrompus qui marcheront au-devant de l'Antéchrist, comme une espèce d'avant-coureur du mystère d'iniquité dans ces derniers temps. Il faut être préparé de loin à tous les scandales et à toutes les tentations.

Pour les rois, le Prophète nous apprend , comme le remarque saint Augustin, qu'il fallait distinguer deux temps marqués expressément au Psaume second : l'un où se devait accomplir cette parole : « Les rois de la terre se sont élevés ensemble contre le Seigneur et contre le Christ ; » et l'autre, où se devait aussi accomplir ce qui est porté par ces paroles du même psaume : « Et vous, ô rois, entendez; soyez instruits, vous qui jugez la terre. Servez le Seigneur en crainte : » — « Servez-le, dit saint Augustin , comme rois, et faites servir votre autorité à l'Evangile. » Ainsi l'Eglise tantôt soutenue, tantôt persécutée par les grands «lu monde, durera parmi ces vicissitudes jusqu'à la fin des siècles. Hérode et Pilate sont le symbole des princes persécuteurs. Un

 

1 Joan., XVI, 2. — 2 Joan., IX, 22. — 3 Matth., XXIV, 24.

 

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David, un Salomon, un Josaphat, et parmi les peuples idolâtres, un Cyrus, un Assuérus, deux rois de Perse, sont la figure des princes protecteurs. Tenons donc les fidèles avertis de tous ces états ; faisons-leur observer qu'on s'est servi du nom de César contre Jésus-Christ, et que c'est sous cet injuste prétexte que Pilate l'a mis en croix. Ne dédaignons pas d'écouter saint Ambroise lorsqu'il se plaint à cette occasion de la persécution sous le nom du prince : « Quoi, dit-il, voudra-t-on toujours rendre odieux les ministres de Jésus-Christ sous le nom de César et des princes ? » Semper-ne de Cœsare servulis Dei invidia commovetur (1) ? Il faut être prêt à profiter de la protection des princes religieux, quand Dieu nous la donne, comme celle de Constantin, de Théodose. Et aussi a-t-on à essuyer les persécutions quand il les permet, comme celle de Néron et de Domitien, ennemis déclarés du christianisme , et celle de Constans et de Valens, persécuteurs plus couverts de l'Evangile et trompés par une fausse piété.

L'auteur ne dit rien non plus que de véritable, quand il dit qu'il faut être prêt, non à mépriser les excommunications injustes : car sans nier qu'elles soient à craindre, selon le décret de saint Grégoire, il dit seulement « qu'il faut vouloir plutôt les souffrir que d'abandonner son devoir ; en sorte que comme un autre saint Paul on soit anathème pour la justice (2), » si Dieu le permet quelquefois. Mais il ne faut point abuser de cette doctrine, sous prétexte qu'elle sera de saint Augustin et très-constante d'ailleurs, ni jamais se persuader que la vérité soit réprouvée dans l'Eglise, où elle triomphe toujours malgré toutes les cabales et toutes les contradictions.

Voilà au fond quelle est la doctrine des Réflexions. On n'a pas dû la juger hors de propos, ou peu nécessaire à l'explication de l'Evangile. Et néanmoins pour ôter toute occasion aux infirmes, s'il a paru en quelques endroits des explications qui aient pu les troubler (3), et pour peu que ce fût donner lieu aux applications à certaines choses du temps qu'il est meilleur d'oublier, on y a eu tout l'égard possible.

 

1 Ambrosius, Serm. contra Auxentium, de Basilicis tradendis inter Ep. 21 et 22. Edit. Bénédictin. — 2 Joan., IX, 22, 23 ; Luc, XX, 15. — 3 Sur Matth., XVIII, 17; XX, 21, 17; XXVI, 65, 66; Luc, XXII, 4; Joan., XII, 42; XVI, 2, etc.

 

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§ XXIII. Sur les membres de Jésus-Christ.

 

Sur les membres de Jésus-Christ où quelques-uns ont trouvé l'auteur excessif, voici ce que nous lisons : « La vraie Eglise ne sera délivrée de toute occasion de scandale qu'à la fin du monde. S'en séparer sous prétexte des, désordres, c'est ne connaître ni l'Eglise ni l'Ecriture (1). » Ainsi les bons et les mauvais y sont unis. En attendant, « pour être dans l'Eglise on n'est pas pour cela assuré du salut, mais il suffit de n'y être pas pour périr sans ressource (2). » On montre en un autre endroit « la charité universelle de l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique, qui porte les pécheurs dans son sein et les offre sans cesse à Dieu par Jésus-Christ (3). » — « L'Eglise sera mêlée de bons et de méchants jusqu'au jugement dernier. A ce dernier jour, plus de mélange d'élus et de réprouvés, comme dans l'Eglise de la terre (4)... » — « L'Eglise est mêlée. Elle a des Maries qui passent leur vie dans la prière, des Marthes qui s'occupent dans les bonnes œuvres, et des Lazares malades et languissants. Elle en a même qui meurent de la mort du péché et qui sont ressuscites par les larmes, par les prières et la parole puissante de Jésus-Christ (5). » D'où l'on conclut que « la maison de Lazare, » composée de personnes si différentes, parmi lesquelles il y en a qui sont mortes, « est la figure de l'Eglise de Jésus-Christ. »

« L'Eglise en Jésus-Christ comme son corps, et tous les chrétiens comme ses membres qui lui sont incorporés. » Ecoutez : « Tous les chrétiens (bons et mauvais) sont les membres de Jésus-Christ, et lui sont incorporés (6). » En est-ce assez ? Il y a une Eglise où il n'y a que des saints ; mais c'est « l'Eglise du ciel. L'Eglise renferme des justes et des méchants, » comme Ananie et Sapphire sa femme dans les Actes des Apôtres (7). « Tous ceux qui sont dans l'Eglise sont de l'Eglise visible, quoiqu'ils ne soient pas du nombre des saints et des élus : » elle a des membres vivants ; « mais elle a aussi des membres pourris et de mauvaises humeurs (8). »

 

1 Matth., XIII, 41, 42. — 2 Ibid., 48. — 3 Marc, II, 3. — 4 Luc, XVI, 26. — 5 Joan., XI, 2. — 6 Joan., XIV, 20, 23. — 7 Act., V, 1. — 7 I Joan., II, 19.

 

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On a dit de l'Eglise visible et mêlée, composée de membres vivants et de membres morts, ce qui s'en peut dire de plus excellent, lorsqu'on a montré que l'on périt sans ressource, quand on n'est pas dans son sein, dans son unité. Mais il faut apprendre aux chrétiens de la regarder encore comme la Mère en particulier de tous les saints, de tous ses membres vivants, et encore plus en particulier de tous les élus (1). Ce sont ses vrais membres par excellence , parce que ce sont ceux qui ne la quittent jamais. Un des sens de sa catholicité, c'est qu'elle comprend « tous les saints anges, tous les justes et tous les élus de la terre et de tous les siècles (2) : » et à cet égard on la définit « l'assemblée des enfants de Dieu qui demeurent dans son sein et n'en seront jamais séparés : qui sont adoptés et rachetés de cette manière singulière d'adoption et de rédemption, » que nous avons vue.

Ce mystère n'est ignoré d'aucun de ceux qui dans les traités de controverses ont entendu expliquer à nos docteurs, et entre autres aux cardinaux Bellarmin et Duperron, après saint Augustin, la notion de l'Eglise avec toute son étendue. Cette vérité ne doit pas être cachée aux enfants de Dieu, qui en chérissant les liens sacrés de la foi et des sacremens dans l'Eglise, en tant que visible, doivent néanmoins les compter pour peu à comparaison de l'union plus intérieure de l'esprit de vie dont l'Eglise est animée. Aimons donc la société extérieure du peuple de Dieu; mais ayons en même temps toujours en vue « l'Eglise des premiers-nés dont les noms sont écrits dans le ciel (3), » et songeons à être les membres de l'Eglise catholique, lorsque « glorieuse, sans tache et sans ride (4), » elle sera éternellement avec son Epoux.

Quand notre auteur a remarqué « que les pécheurs » en un certain sens « avaient été arrachés de l'Eglise, » il explique distinctement que « c'est à cause qu'ils n'étaient plus membres vivants de ce corps de Jésus-Christ, et n'y tenaient plus que par les liens extérieurs (5), » c'est-à-dire, comme il le déclare, par la participation des sacrements : ce qui néanmoins ne se dit pas à l'exclusion de la foi, puisque, comme l'enseigne le même auteur (6),

 

1 Hebr., I, 14 ; I Petr., I, 3. — 2 Hebr., XII, 21, 23, 24. — 3 Ibid., 23. — 4 Ephes., V, 27. — 5 Luc, VII, 15. — 6 Sur Matth., XXIV, 9, 10.

 

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«  ce ne sont pas les seuls élus qu'on voit croire en Jésus-Christ, recevoir les sacrements, s'attacher à l'autorité des ministres de l'Eglise, admirer la toute-puissance de Dieu : ces grâces sont quelquefois données aux plus indignes et aux réprouvés (1).... » Mais c'est que la foi, tant qu'elle est morte, ne pénètre pas jusqu'à l'intime de l'âme, et qu'elle ne porte point dans les cœurs la vraie influence de Jésus-Christ comme Chef, jusqu'à ce qu'elle opère par la charité.

Il faut donc encore une fois aimer cet extérieur de l'Eglise : c'est l'écorce ; mais c'est sous l'écorce que se coule la bonne sève de la grâce et de la justice ; et l'arbre ne se nourrit plus, quand elle en est dépouillée. Mais en même temps entrons dans l'intérieur de l'Eglise par la charité, parce que « sans la charité, quand nous aurions toute la foi possible jusqu'à transporter les montagnes , nous ne serions qu'un airain résonnant et une cymbale retentissante : » et qu'enfin, comme le remarque notre auteur, a c'est seulement par le cœur que nous sommes ou les membres (vivants, car c'est ainsi qu'il l'entend toujours), ou les ennemis de Jésus-Christ (2). »

On voit par là combien est correcte sa théologie dans tous ces passages. On trouve dans les Réflexions tous les principes de la religion dispensés et distribués dans les endroits convenables, et selon que le demande le texte sacré.

S'il se rencontre quelque part de l'obscurité ou même quelques défauts, le plus souvent dans l'expression, comme une suite inséparable de l'humanité, nous osons bien assurer, et ces remarques le font assez voir, que notre illustre archevêque les a recherchés avec plus de sévérité que les plus rigoureux censeurs. Il  ne donne point de bornes à cette recherche ; et bien instruit que ces sortes d'ouvrages, où il s'agit d'éclaircir la sainte parole qui a tant de profondeur, n'atteignent qu'avec le temps leur dernière perfection, toutes les fois qu'on réimprimera celui-ci, l'on verra de nouvelles marques de sa diligence. Le public profitera cependant des observations qu'on se contente de marquer en marge (3), et que le

 

1 Act., VIII, 13. — 2 I Joan., II, 22. — 3 L'auteur des Réflexions ne parle d’aucun des états possibles ou impossibles, mais uniquement de l'état de la nature saine et entière, réellement instituée dans Adam. Sur II Cor., V, 21.

 

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seul désir d'éviter une inutile longueur empêche de rapporter ici tout entières.

 

§ XXIV. Sur l'état de pure nature.

 

On avouera même avec franchise, qu'il y en a qu'on s'étonne qui aient échappé dans les éditions précédentes (1), par exemple, celle où il est porté « que la grâce d'Adam était due à la nature saine et entière. » Mais M. de Paris s'étant si clairement expliqué ailleurs, qu'on ne peut le soupçonner d'avoir favorisé cet excès, cette remarque restera pour preuve des paroles qui se dérobent aux yeux les plus attentifs.

Nous ne parlerons pas de la même sorte de celles-ci : « Sous un Dieu juste, personne n'est misérable, s'il n'est criminel : Cessons de pécher, et Dieu cessera de punir (2), » puisqu'elles ne font qu'expliquer une règle établie de Dieu dans la constitution de l'univers et clairement révélée dans ce beau passage du livre de la Sagesse: « Parce que vous êtes juste, vous disposez tout avec justice, et ne trouvez pas convenable à votre puissance de condamner celui qui ne doit pas être puni (3). » De cette sorte, nés pour être heureux et ne jamais rien souffrir dans un paradis de délices, nous sommes avertis par nos moindres maux du péché qui nous en a fait chasser, et de la loi bienfaisante qui nous rappelle à l'état où il n'y aura ni plainte ni gémissement, parce que Dieu par sa bonté y aura détruit jusqu'aux moindres restes du péché.

 

§ XXV. Conclusion et répétition importante des principes fondamentaux de la grâce.

 

Nous ne voulons pas finir ce discours sans avertir encore une fois en Notre-Seigneur, pour l'importance de la matière, ceux à

 

1 Marc, VI, 13; Luc, XIV, 24; I Cor., VI, 15; Cor., VII, 1; Cor., X, 13; Cor., XI, 29; Cor., XV, 10; Phil., I, 23, 21; II Thess., I, 2; Apoc., XI, 1 ; II Cor., V, 2; 1 Timoth., III, 2; Hebr., II, 7; Jacob., VI, 14; I Cor., X, 13; Apoc., III, 29. — 2 Neque enim sub Deo justo miser esse quisquam, nisi mereatur, potest. August., Op; Imp. cont. Jul., lib. I, § 39. — 3 Sapient., XII, 15.

 

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qui il est adressé, qu'une des utilités de ce livre étant de rendre les chrétiens attentifs au grand mystère de la grâce, qui revient à toutes les pages de l'Ecriture, principalement de l'Evangile et des Epîtres de saint Paul, la méditation en doit être accompagnée d'une ferme foi de deux vérités également révélées de Dieu, et expressément définies par l'Eglise catholique. D'un côté, que ceux qui tombent, ne tombent que par leur faute, pour n'avoir pas employé toutes les forces de la volonté qui leur sont données ; et de l'autre, que ceux qui persévèrent en ont l'obligation particulière à Dieu, « qui opère en nous le vouloir et le faire selon qu'il lui plaît (1). » — « Cela est juste, dit saint Augustin (2), cela est pieux, il nous est utile de le croire et de le dire ainsi, » afin de fermer la bouche à ceux qui murmurent contre Dieu, et qu'il est constant qu'il lui faut attribuer tout notre salut, ut detur totum Deo (3), puisque cela même, que nous ne nous éloignons pas de Dieu, ne nous est donné que de Dieu, à qui l'Oraison Dominicale nous apprend à le demander, en nous faisant dire : « Ne permettez pas que nous succombions à la tentation, mais délivrez-nous du mal. »

C'est par cet unique moyen que nous opérons notre salut avec crainte et tremblement (4), mais à la fois avec confiance et .consolation, parce que nous vivons plus assurés, si nous le remettons à Dieu, que si en composant avec lui nous le remettions en partie à lui et en partie à nous-mêmes (5).

Croyons donc avec une ferme foi, tant que nous sommes de chrétiens, que Dieu ne peut pas nous délaisser le premier, et que c'est lui qui nous empêche de le délaisser par le secours qu'il nous donne. N'écoutons pas nos raisonnements, ni la peine que nous avons à concilier des vérités si nécessaires. Car, comme dit saint Augustin : « Pourquoi se tourmenter vainement à chercher comme se fait ce qu'il est constant qui se fait, en quelque manière que ce puisse être ? Faut-il nier ce qui est clair, parce qu'on ne peut pas pénétrer ce qui est caché? Ou rejetterons-nous ce que nous savons, parce qu'il nous sera impossible de trouver comment il se fait (6) ? »

 

1 Phil., II, 13. — 2  D dono pers., cap. XIII.— 3 De dono pers., cap. VI, VII et XIII.— 4 Philipp., II, 12.— 5 De dono pers., cap. VI ; De praedest.  sanct., cap. II et III — 6 Op.  imperf. cont. Jul., lib. VI, cap. IX, num. 24; De dono persev., cap, XIV.

 

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Acquiesçons à la foi, et cherchons le repos de notre esprit, non point en cherchant ce qui nous passe, mais en nous perdant dans l'abîme sans fond d'une vérité aussi assurée qu'elle est incompréhensible.

Ainsi un secret besoin d'une assistance continuelle et gratuite dans toute la suite nous sollicitera sans cesse à prier et à pleurer devant Dieu qui nous a faits : Ploremus coram Domino qui fecit nos (1) ; et l'auteur des Réflexions nous apprendra à le faire avec confiance, à cause que « la confiance est l'âme de la prière, et qu'en perdant la prière on perd tout (2). »

Mais jamais notre confiance n'est plus ferme dans la prière que lorsque nous supposons que c'est Dieu même qui nous fait prier ; qu'afin d'écouter nos vœux, c'est lui qui nous les inspire ; que c'est « l'Esprit même qui demande en nous avec des gémissements inexplicables (3) » et qui forme dans nos cœurs le cri salutaire par lequel nous invoquons Dieu comme notre Père (4).

Nous ne faisons en parlant ainsi que répéter la doctrine de l'Ordonnance du 20 août 1696. Il n'y a bien assurément aucun des fidèles qui ne doive croire avec une ferme foi que Dieu le veut sauver, et que Jésus-Christ a versé tout son sang pour son salut. C'est la foi expressément déterminée par la Constitution d'Innocent X. C'est l'ancienne tradition de l'Eglise catholique dès le temps de saint Cyprien (3) ; c'est sur cela qu'est fondé ce qu'il fait dire à Satan avec ses complices et les compagnons de son orgueil devant Jésus-Christ dans le dernier jugement : « Je n'ai pas enduré ni des soufflets, ni des coups de fouet, ni la croix pour ceux que vous voyez avec moi ; je n'ai point racheté ma famille au prix de mon sang ; je ne leur promets point le royaume du ciel ; je ne les rappelle point au paradis en leur rendant l'immortalité. Ils se sont néanmoins donnés à moi, et ils se sont épuisés d'eux-mêmes pour faire des jeux à mon honneur avec des travaux et des profusions

 

1 Psal. XCIV, 6. — 2 Luc., VIII, 49. — 3 Rom., VIII, 26 ; ibid., 15 Galat., 4, 6. — 4 Ipse Spiritum interpellat pro nobis gemitibus inenarrabilibus. Interpellat, quia interpellare nos facit, nobisque interpellandi et gemendi inspirat affectum. (August., Ep. 194, al. 105, n. 16.) Ipsius inspiratione fidei et timoris Dei, impertito salubriter orationis affectu et effectu. (Ibid., n. 30.) — 5 S. Cypr., De ob et eleemos.

 

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immenses, etc. » C'est ainsi que saint Cyprien a fait parler contre les chrétiens condamnés, celui qui est appelé dans l'Apocalypse « l'Accusateur de ses frères (1). »

Saint Augustin a répété ce passage du saint martyr (2), et ces deux saints d'un commun accord nous ont laissé pour constant que Jésus-Christ a donné son sang pour rendre le paradis, c'est-à-dire le salut éternel à cette partie de sa famille qui est damnée avec Satan et avec ses anges. Nous sommes assurés sur ce fondement qu'après avoir été si favorable à ses enfants ingrats, il ne nous abandonnera jamais qu'après que nous l'aurons abandonné, et que sa grâce ne nous quitte jamais la première. Ainsi c'est une nouvelle raison pour croire que Dieu voudra nous sauver et toujours être avec nous, que d'avoir été avec lui. C'en est une autre plus pressante encore de le chercher : et nous ne devons point douter que ceux qui le cherchent avec un cœur droit et sincère, par là même n'aient un gage de l'avoir déjà eux-mêmes, « puisque c'est lui-même, dit saint Augustin, qui leur donne le mouvement de le chercher, » quia etiam hoc ut faciatis ipse largitur (3).

Vivons donc en paix et en crainte dans la foi de cette parole : « Ecoutez, Asa, et tout Juda, et tout Benjamin, » c'est-à-dire tout ce qu'il y a de fidèles : « Le Seigneur est avec vous, parce que vous avez été avec lui. Si vous le cherchez, vous le trouverez; et aussi si vous l'abandonnez, il vous abandonnera (4) ; » et non jamais d'une autre manière. De sorte qu'il ne reste plus que de le prier nuit et jour avec une vive, mais douce sollicitude, de nous préserver, lui qui le peut seul, d'un si grand mal.

 

1 Apoc., XII, 10. — 2 Ad Bonif., lib. IV, cap. VIII. — 3 De don. pers., cap. XXII.— 4 II Paral., XV, 2.

 

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EXTRAIT DE L'ORDONNANCE
ET INSTRUCTION PASTORALE

 

Du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, du 20 août 1696, dont il est parlé en plusieurs endroits de cet écrit de M. l'évêque de Meaux.

 

Il n'y a point de chrétien qui ne soit obligé de reconnaître que nous ne pouvons rien pour le salut sans la grâce de Jésus-Christ (1). Les bonnes pensées, les saintes actions, « tout don parfait vient d'en haut, et descend du Père des lumières  (2). » C'est Dieu qui opère en nous « le vouloir et le faire (3), » selon la doctrine expresse de l'apôtre saint Paul. Il  faut donc nous humilier dans la vue de notre impuissance, et nous relever en même temps par la considération de la bonté toute-puissante de Jésus-Christ. Quelque faibles que nous soyons par nous-mêmes, et quelque perfection que Dieu nous demande, « il ne nous commande rien d'impossible ; mais en nous faisant le commandement, il nous avertit de faire ce que nous pouvons, et de demander ce que nous ne pouvons pas, et il nous aide afin que nous le puissions (4) » Que celui donc qui a besoin de sagesse ne l'attende pas de soi-même, comme faisaient les philosophes orgueilleux; mais qu'il la demande à Dieu, comme ont toujours fait les humbles enfants de l'Eglise.

Cette sage et pieuse .Mère, conduite par le Saint-Esprit, nous apprend par ses prières, formées sur le modèle de l'Oraison Dominicale, la nécessité de la grâce et le moyen de l'obtenir. C'a été en cette matière, dès les premiers temps, une règle invariable des saints Pères, que la loi de la prière établit telle de la foi, et que pour bien entendre ce que l'on croit, il n'y a qu'à remarquer ce que l'on demande, ut legem credendi, lex statuat supplicandi (5) On demande à Dieu au saint autel, non-seulement que les infidèles puissent croire, les pécheurs se convertir, et les bons persévérer dans la justice ; mais encore que les premiers reviennent effectivement de leurs erreurs, que le remède de la pénitence soit appliqué aux seconds, et que les derniers conservent jusqu'à la lin la grâce qu'ils ont reçue. Ce n'est donc pas le seul pouvoir, mais encore l'effet que l'on demande ; et pour montrer qu'on ne le fait pas inutilement, lorsque ces saintes prières sont suivies d'un bon succès, on ne manque point d'en rendre grâces à Dieu avec une particulière reconnaissance.

Ainsi le Maître céleste, quand ses apôtres le supplient de leur

 

1 A la page 6 de l'Ordonnance, 1ère édit. — 2 Jacob., I, 17. — 3 Phil., II, 13. — 4 Conc. Trid., sess. VI, cap. XI. — 5 Auctoritate Sedis Apostolicae post Epistolam Cœlestini papœ ad Episc. Galliae, Concil., tom. II.

 

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enseigner à prier Dieu, voulant instruire toute l'Eglise en leur personne, nous apprend à lui demander que son nom soit en effet sanctifié en nous par notre bonne vie, que son règne à qui tout est soumis arrive bientôt, que sa volonté s'accomplisse en nous comme dans le ciel, et que notre pain de tous les jours, c'est-à-dire la nourriture nécessaire aux esprits et aux corps, nous soit donnée par sa libéralité.

Comme nous lui demandons les biens dont nous avons besoin, nous le prions pareillement de nous délivrer des maux que nous devons craindre : nous le conjurons de ne nous pas laisser succomber à la tentation et de nous délivrer du mal; c'est-à-dire de nous défendre à jamais du péché, qui est le seul mal véritable et la source de tous les autres. Cette délivrance emporte avec soi la persévérance finale ; et l'Eglise s'en explique ainsi dans cette prière qu'elle fait faire à tous ses ministres, et qu'elle propose à tous les fidèles dans la communion : « Faites, Seigneur, que je demeure toujours attaché à vos commandements, et ne souffrez pas que je sois jamais séparé de vous. »

L'Orient conspire avec l'Occident dans ces demandes, et il y a plus de mille ans que les défenseurs de la grâce ont rapporté cette prière de la liturgie attribuée à saint Basile : « Faites bons les méchants, conservez les bons dans la piété ; car vous pouvez tout, et rien ne vous contredit; vous sauvez quand vous voulez, et il n'y a personne qui résiste à votre volonté (1). »

C'est cette toute-puissance de la volonté de Dieu, opérante en nous, qui a encore formé cette oraison du sacrifice : « Forcez nos volontés même rebelles de se rendre à vous. » Non que nous soyons justifiés et sauvés malgré nous; mais parce que Dieu rend nos volontés soumises de rebelles qu'elles étaient, et qu'il leur fait aimer ce qu'elles haïssaient auparavant. En faisant passer la volonté du mal au bien, selon l'expression de saint Bernard, il ne force pas la liberté, mais il la redresse et la perfectionne. C'est le Seigneur qui dirige les pas de l'homme ; mais c'est en faisant que l'homme entre librement dans sa voie : Apud Dominum gressus hominis dirigentur, et viam ejus volet (2). C'est Dieu qui tire l'âme

 

1 Pet. Diac., ad S. Fulg. de Incarn. et gratia Christi . — 2 Psal XXXVI, 23.

 

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après lui ; mais c'est en faisant qu'elle suive cet attrait avec toute la liberté de son choix.

Qu'on ne s'imagine donc pas que la puissance de la grâce détruise la liberté de l'homme, ou que la liberté de l'homme affaiblisse la puissance de la grâce. Peut-on croire qu'il soit difficile à Dieu qui a fait l'homme libre de le faire agir librement, et de le mettre en état de choisir ce qu'il lui plaît? L'Ecriture, la tradition, la raison même nous enseignent que toute la force que nous avons pour faire le bien vient de Dieu, et notre propre expérience nous fait sentir que nous ne pouvons que trop nous empêcher de faire le bien si nous voulons. Il n'arrive même que trop souvent que nous résistons actuellement aux grâces que Dieu nous donne, et que « nous les recevons en vain (1). » Mais quelque pouvoir que nous sentions en nous de refuser notre consentement à la grâce, même la plus efficace, la foi nous apprend que Dieu est tout-puissant, et qu'ainsi il peut faire ce qu'il veut de notre volonté, et par notre volonté. Quand donc il plaît à la miséricorde toute-puissante de Jésus-Christ de nous appeler de cette vocation que saint Paul nomme « selon son propos (2), » c'est-à-dire selon son décret, les morts même entendent sa voix et la suivent. Les liens par lesquels sa grâce nous attire, nous paraissent aussi doux et aussi aimables que les chaînes du péché nous deviennent pesantes et honteuses ; « et la suavité du Saint-Esprit fait que ce qui nous porte à l'observance de la loi, nous plaît davantage que ce qui nous en éloigne (3). »

Par là nous pouvons entendre en quelque manière comment la grâce s'accorde avec le libre arbitre, et comment le libre arbitre coopère avec la grâce. La grâce excite la volonté (dit saint Bernard) en lui inspirant de bonnes pensées, elle la guérit en changeant ses affections, elle la fortifie en la portant aux bonnes actions, et la volonté consent, et coopère à la grâce en suivant ses mouvements. Ainsi ce qui d'abord a été commencé dans la volonté par la grâce seule, se continue et s'accomplit conjointement par la grâce et par la volonté, mais eu telle sorte que tout se faisant

 

1 II Cor., VI, 1. — 2 Rom., VIII, 28. — 3 S. August., De spirit. et litt., cap. IX, n. 51.

 

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dans la volonté et par la volonté, tout vient cependant de la grâce : Totum quidem hoc et totum illa, sed ut totum in illo, sic totum ex illà (1).

Dieu nous inspire les saintes prières avec autant d'efficace qu'il opère en nous les bonnes œuvres. Quand saint Paul dit que « le Saint-Esprit prie en nous (2), » les saints Pères interprètent qu'il nous fait prier en nous donnant tout ensemble, avec le désir de prier, l'effet d'un si pieux désir, impertito orationis affectu et effectu (3) : et l'Eglise bien instruite de cette vérité, demande aussi pour être exaucée, « que Dieu lui fasse demander ce qui lui est agréable. »

C'est donc Dieu qui nous fait prier avec autant de pouvoir qu'il nous fait agir; il a des moyens certains de nous donner la persévérance de la prière, pour nous faire obtenir ensuite celle de la bonne vie. Il a su, il a ordonné, il a préparé devant tous les temps ces bienfaits de sa grâce : il a aussi connu ceux à qui il les préparait par son éternelle miséricorde et par un amour gratuit. Il faut poser pour fondement qu'il n'y a point d'injustice en Dieu, et que nul homme ne doit fonder ni approfondir ses impénétrables conseils. Tout le bien qui est en nous vient de Dieu, et tout le mal vient uniquement de nous. « Dieu couronne ses dons dans les élus, en couronnant leurs mérites (4) ; » et il ne punit les réprouvés que pour leurs péchés, qui sont l'unique cause de leur malheur. C'est par là que nous apprenons qu'en concourant avec la grâce par une humble et fidèle coopération, nous devons avec saint Cyprien et saint Augustin attribuer à Dieu tout l'ouvrage de notre salut, ut totum detur Deo, et nous abandonner à sa bonté avec une entière confiance, persuadés avec le même saint Augustin que nous serons dans une plus grande sûreté, si nous donnons tout à Dieu que si nous nous confions en partie à lui et en partie à nous : Tutiores igitur vivimus si totum Deo damus, non autem nos illi ex parte, et nobis ex parte committimus (5).

Mais que cette confiance, que cet abandon à Dieu ne nous fasse pas croire qu'il n'y ait rien à faire de notre part pour notre salut,

 

1 S. Bern., De grat. et lib. arb., cap. XIV. — 2 Rom., VIII, 26. — 3 Epist. 8. August., 194, ad Sixtum. — 4 S. August. — 5 De dono pers., VI, n. 12.

 

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puisque saint Pierre nous enseigne « que nous devons rendre par nos bonnes œuvres notre vocation et notre élection certaine (1) ; » que saint Paul veut que nous courions pour gagner le prix, sic currite ut comprehendatis (2); et que saint Augustin nous assure « que nous devons espérer et demander à Dieu tous les jours la persévérance, et croire que par ce moyen nous ne serons point séparés de son peuple élu, puisque si nous espérons et si nous demandons, c'est lui-même qui nous le donne (3) ; » en sorte que notre espérance et notre prière est un gage de sa bonté et une preuve qu'il ne nous abandonne pas. Et ce qui doit encore soutenir la confiance est que les conciles nous répondent que Dieu n'abandonne jamais ceux qu'il a une fois justifiés par sa grâce, s'il n'en est abandonné le premier. Ce sont les termes du concile de Trente : Deus suà gratià semel justificatos non deserit, nisi ab eis priùs deseratur (4) ; et c'est ce que le second concile d'Orange avait reconnu plusieurs siècles auparavant, « déclarant qu'il est de la foi catholique, que tous ceux qui ont été baptisés peuvent avec la grâce de Jésus-Christ accomplir tout ce qui est nécessaire pour leur salut, s'ils veulent travailler fidèlement (5). »

Voilà ce que les fidèles doivent savoir de ce grand mystère de la prédestination, qui a tant étonné et tant humilié l'apôtre saint Paul. Le reste peut être regardé comme faisant partie « de ces profondeurs qu'on ne doit point mépriser, mais qu'on n'a aussi aucun besoin d'établir. »

Qu'on se garde bien de penser que les saints Pères qui nous ont donné ces vérités saintes, et en particulier saint Augustin, aient excédé, puisqu'au contraire les papes déclarent que ce Père dans sa doctrine, toujours approuvée par leurs saints prédécesseurs, « n'a jamais été atteint du moindre soupçon désavantageux (6) : » et bien loin qu'il y ait rien d'excessif dans ses derniers livres dont les ennemis de la grâce ont paru le plus émus, ce sont ceux où un savant pape a voulu principalement que l'on apprît

 

1. II Petr., I, 10. — 2 I Cor., IX, 24. — 3 De dono persev., cap. XXII, n. 62. — 4 Sess. VI, cap. XI — 5 Conc Araus., II, cap. XXV. — 6 Auctoritates Sedis apostolicœ, post Epistolam Cœlestini papa ad Episcopos Galliae, Concil., tom. II. Nunquàm hunc ( Augustinum) sinitrae suspicionis, saltem rumor aspersit. Epist. Cœlestini ad Galliae Episcopos.

 

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sur la grâce et sur le libre arbitre, les sentiments de l'Eglise romaine, c'est-à-dire, ajoute-t-il, ceux de l'Eglise catholique (1). » Ces paroles du saint pontife Hormisdas, qu'un ancien concile de confesseurs bannis pour la foi a opposées à tous ceux qui, manquant de respect pour les ouvrages de saint Augustin, étaient tombés dans l'erreur, méritent d'être répétées en ce temps où notre saint Père le Pape nous renvoie encore à ce même Père, pour savoir « les sentiments que suit l'Eglise romaine, selon les décrets de ses prédécesseurs (2). »

Telle est la saine doctrine de la prédestination et de la grâce de Jésus-Christ. Le principal fruit qu'elle doit produire, est d'inspirer aux fidèles l'humilité et la vigilance chrétienne, de leur faire craindre leur faiblesse, et de réveiller leur attention pour l'accomplissement de leurs devoirs. En leur faisant connaître « qu'ils ne peuvent rien sans le secours de Jésus-Christ (3), » elle leur fait sentir « qu'ils peuvent tout en celui qui les fortifie (4) ; » leur crainte est soutenue par la confiance, et ces vertus préparent l'âme à l'amour de Dieu, « que le Saint-Esprit répand dans nos cœurs (5) » avec la grâce, puisque la grâce consiste principalement dans la délectable inspiration de cet amour. C'est à cet amour que la crainte des supplices éternels prépare la voie : le commencement de cet amour ouvre les cœurs à la conversion, comme sa perfection les y affermit. Par l'amour de Dieu toutes les vertus entrent et se perfectionnent dans nos âmes ; toute la fausse morale s'évanouit, l'amour ne nous rendant pas moins éclairés sur nos devoirs que fervents pour les remplir. C'est par cet amour que les hommes cessent de chercher de vaines excuses dans leurs péchés; et de toutes ces vaines excuses, dont l'amour-propre se fait un fragile appui, il n'y en a point de plus pernicieuse que celle par où l'on tâche de se décharger de l'obligation d'aimer Dieu, puisque c'est la première et la principale, comme la plus juste et la plus aimable de toutes.

 

1 Hormisd., Ep. ad Possessorem. — 2 Brev. ad Facult. theol. Lovaniensem, 6 febr. 1694. — 3 Joan., XV, 5. — 4 Philipp., IV, 13. — 5 Rom., V, 5.

 

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PRIÈRE POUR DEMANDER LA CHARITE.

TIRÉE DU MISSEL ROMAIN (1).

 

Deus, qui diligentibus te facis cuncta prodesse, da cordibus nostris inviolabilem tuœ charitatis affectum : ut desideria de tua inspiratione concepta nulla possint tentatione mutari : Per Dominum nostrum Jesum Christum Filium tuum, qui tecum vivit et regnat in unitate Spiritus sancti Deus, per omnia sœcula soeculorum. Amen.

 

O Dieu, qui faites que tout profite à ceux qui vous aiment, donnez à nos cœurs un amour inviolable de votre charité, fin que les désirs que nous avons conçus par votre inspiration, ne paissent être changés par aucune tentation : nous vous en prions par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu, vit et règne avec vous dans l'unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

  

1 Entre les diverses oraisons qui sont a la fin du Missel. Pour la page 315.

 

FIN DE  L'AVERTISSEMENT  SUR  LES REFLEXIONS  MORALES.

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