|
CANTIQUE DES CANTIQUES
TRADUCTION FRANÇAISE AVEC EXPLICATION. PRÉFACE.
I. L'union de Jésus-Christ avec l'Eglise
et avec les saintes âmes, représentée sous la figure et le mystère de l’amour
conjugal.
L'union ineffable du Verbe éternel ou de la Sagesse divine avec l'Eglise et
avec les grandes âmes qui en sont la plus belle portion, le saint amour qui les
enflamme, sont marqués dans l'Ecriture avec des caractères qui font aimer et
admirer ce mystère. En effet le Verbe s'est revêtu de notre nature, étant
attiré sur la terre par la force de cet amour; et il s'est uni si étroitement
aux âmes élevées, qu'elles sont un même esprit avec lui, selon le témoignage de
saint Paul (1). Aussi l'Eglise et les saintes âmes à qui le Verbe se
communique, s'attachent à lui avec un amour et une fidélité qui leur donnent
lieu de dire ces paroles du même apôtre : « Jésus-Christ est ma vie (2); » et
celles-ci de David : « Pour moi, mon bien est d'être uni à Dieu (3); » et
encore : « Mon cœur et ma chair tressaillent de joie pour le Dieu vivant (4), »
et tant d'autres. C'est cet amour que Salomon décrit dans le Cantique, où il en exprime les
transports avec une variété et une élégance admirable : Salomon, qui a bâti ce
temple, figure de la vraie Eglise, et qui porte lui-même le caractère de
Jésus-Christ dans son nom de Pacifique et parce que Dieu dit de lui : « Je lui
servirai de père, et il me tiendra lieu de fils (5). » Il nous donne ici une
vive image de l'union de Jésus-Christ et de l'Eglise dans l'amour conjugal, 1 I
Cor., VI, 17. — 2 Philipp., I, 21.— 3 Ps. LXII, 28.— 4 Ibid., LXXXIII, 3. — 5 II Reg., VII, 14.
610 cet amour si saint
et si chaste que Dieu lui-même a institué. En ce sens il avait déjà dit au
livre des Proverbes : « Travaillez à acquérir la sagesse ; aimez-la, et elle
vous conservera; faites effort pour atteindre jusqu'à elle, et elle vous
élèvera. Elle deviendra votre gloire, lorsque vous l'aurez embrassée (1). » Ce
que l'auteur du livre de la Sagesse, qui a écrit au nom de Salomon et plein de
son esprit, n'a fait qu'expliquer, en disant de lui-même : « J'ai aimé la
sagesse et je l'ai recherchée dès ma jeunesse, et j'ai tâché de l'avoir pour
épouse, car je suis devenu l'amateur de sa beauté (2). » Cette figure est répandue dans tous les Livres sacrés, où aucune chose ne
se rencontre si souvent que l'alliance éternelle de Dieu avec l'Eglise, l'amour
très-ardent et la fidélité inviolable qui l'accompagnent, représentés sous
l'image d'un époux et d'une épouse. C'est pourquoi tous les prophètes voulant
exprimer l'infidélité d'une âme abandonnée à l'idolâtrie, traitent ce crime
d'un adultère et d'une infâme prostitution. Ezéchiel est celui de tous qui a
poussé ce reproche avec plus de force et plus d'étendue (3), et Osée en
épousant même une femme de mauvaise vie (4). Cette comparaison a passé dans le
Nouveau Testament. Saint Jean dit : « L'Epoux (qui est Jésus-Christ) est celui
qui a l'Epouse (c'est-à-dire l'Eglise) (5);» et dans l’Apocalypse l'Eglise
paraît comme une épouse très-digne de Jésus-Christ, son époux, par ses parures,
par son amour, par sa fidélité. On y célèbre les noces de l'Agneau; « l'Esprit
et l'Epouse lui disent : Venez (6); » c'est enfin le même langage et les mêmes
manières dont l'Epoux et l'Epouse se servent en ce Cantique. Mais saint Paul
reprend cette image de plus haut : car il enseigne que, dès le commencement,
Dieu a institué le mariage entre le mari et la femme, afin qu'il fût «un grand
sacrement en Jésus-Christ et en l'Eglise (7). » Il propose, dans l'union
des corps, le modèle de l'union de l'âme avec Dieu ou avec le Verbe et la
Sagesse éternelle : « Nous sommes les membres de son corps, dit l'Apôtre,
formés de sa chair et de ses os. C'est pourquoi l'homme abandonnera son père et
sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils seront deux dans une même chair (8).
» Et encore, écrivant aux Corinthiens : « Celui qui se joint à une prostituée est
un même corps avec elle; car ils seront deux dans une même chair, dit
l'Ecriture; mais celui qui est attaché au Seigneur, est un même esprit avec lui
(9). » Quiconque méditera ces paroles avec attention, en éloignant de l'ouvrage
1 Prov., IV, 5, 6, 8.— 2 Sap., VIII,
2. — 3 Ezech., XVI,XXIII. — 4 Ose., 1, 2, 3. — 5 Joan., III, 29. — 6
Apoc., XXII, 17. — 7 Ephes,
V, 32.— 8 Ibid., 30, 31.— 9 I Cor.,
VI, 10, 17.
611 de Dieu, qui est
saint et chaste, la tache honteuse de la concupiscence dont le péché est la
cause, il comprendra aisément que Salomon a eu raison de représenter les
chastes amours de l'Eglise et des âmes fidèles par l'amour et la société
conjugale. Mais cet aimable Epoux de l'Eglise, dont la beauté surpasse toutes
les beautés humaines, s'est fait désirer pendant plusieurs siècles; et il ne
s'est enfin livré à son Epouse, qu'après avoir été demandé par des vœux
continuels. Et à peine est-il venu à nous, à peine le Verbe s'est-il fait
chair, qu'il est aussitôt retourné vers son Père, d'où il reviendra pour nous
élèvera lui; de sorte que, sous divers regards, l'Eglise l'a possédé et
l'attend encore. La même chose arrive tous les jours aux âmes fidèles :
Jésus-Christ s'en va et revient à elles par des retours ineffables; et
certaines âmes, élevées au plus haut degré de la contemplation, semblent en
quelque sorte posséder le Verbe comme leur véritable époux. C'est donc ces vœux
et ces soupirs, cette langueur d'une âme qui attend le repos et la joie de
celle qui jouit, que le Saint-Esprit veut nous faire comprendre, en nous
proposant en ce livre les transports incroyables de l'amour humain, afin que
nous y voyions tous les degrés par où on s'avance vers Jésus-Christ dans la vie
spirituelle. Aussi les saintes âmes ont-elles toujours senti des délices ineffables
dans la lecture de ce Cantique, y goûtant la douceur et l'abondance des joies
du Seigneur. II. Les chastes amours de
Salomon et de la fille de Pharaon pris du psaume XLIV pour expliquer ce mystère
: la différence de ce psaume d'avec le Cantique.
Salomon se propose donc lui-même comme un modèle avec ses chastes amours
pour la fille de Pharaon, son épouse; et dans une histoire véritable, faisant
entrer les mouvements qui conviennent à un amour très-ardent, il se sert de
cette agréable fiction pour mieux exprimer des amours même célestes et l'union
de Jésus-Christ avec l'Eglise. Ce qui fait dire à saint Bernard dans son sermon
sur le Cantique : « Le roi Salomon, sage, pacifique, comblé d'honneurs
et de biens, inspiré de Dieu, a chanté la gloire de Jésus-Christ et de
l'Eglise, et le mystère de leur alliance éternelle. L'esprit enivré d'une
sainte joie, il a composé leur épithalame d'un style délicieux et toutefois
figuré, se couvrant la tête d'un voile comme Moyse,
parce qu'alors peu d'aines étaient capables de contempler cette gloire à
612 découvert (1). »
Paroles où ce saint peint Salomon dans sa majesté, représentant Jésus-Christ,
et où il nous explique toute la conduite de ce poème. L'auteur du psaume XLIV a tracé par avance le dessein de cet aimable
Cantique, lorsqu'étant inspiré de Dieu, il a poussé de son cœur cette
excellente parole, où, à l'occasion du mariage de Salomon, dont il fait
l'épithalame, il chante sous la même figure les noces de Jésus-Christ et de
l'Eglise. Il y a toutefois cette différence,
que le Prophète décrit des actions héroïques, des combats et des victoires, au
lieu que Salomon inspire la force et la tendresse du saint amour dans son
Eglogue pastorale. Mais de peur qu'il ne parût indigne d'un roi de descendre à
des sentiments et à des expressions d'amour, quittant le trône pour un peu de
temps, il se déguise en pasteur et la fille de Pharaon en bergère. Sous ce
personnage il joue sa divine pièce, qui devait être d'autant plus agréable à
son peuple qu'elle lui représente l'innocence et le travail continuel de la vie
pastorale, que dès le commencement du monde tous les gens de bien et les
patriarches mêmes avoient préféré à tout autre emploi. Ainsi la majesté royale
n'en est point avilie, les rois mêmes étant souvent appelés pasteurs dans
l'Ecriture (2), et David ayant été tiré de ses troupeaux pour conduire le
peuple de Dieu. Il était aussi convenable à son dessein qu'il descendit du
trône pour faire le personnage d'un amant, afin de nous rendre sensible l'amour
immense du Fils de Dieu, qui du sein de son Père nous l'a amené sur la terre.
Enfin ce n'est pas sans mystère que son épouse est égyptienne, puisque
Jésus-Christ devait épouser une étrangère, en assemblant son Eglise entre les
gentils, étrangers de la foi. Ce que le Prophète avait déjà marqué dans ces
paroles : « Ecoutez, ma fille, et soyez attentive : oubliez votre peuple et la
maison de votre père, et le roi aura de l'amour pour votre beauté (3). » Tel
est le dessein de Salomon dans son Cantique. III. Le festin nuptial durait
sept jours; de là se doit prendre l’économie de ce poème et de cette églogue :
quels en sont les personnages.
Mais ayant à imiter les anciennes mœurs par une églogue pastorale, pour
entrer davantage dans cet esprit, il partage son épithalame en sept jours; car
ce n'est pas sans dessein que cette action se joue dans l'espace de plusieurs
jours et de plusieurs nuits consécutives. En effet pourquoi recommander 1 S. Bern., Serm. I in Cant. — 2 Ps. LXXVII, 70, 71.— 3 Ps.
XLIV, 111 12.
613 jusqu'à deux fois
: « Gardez-vous d'éveiller ma bien-aimée (1) ; » et pourquoi répéter avec le
même soin : « En attendant que le jour vienne et que les ombres se dissipent
(2), » si ce n'est pour marquer distinctement plusieurs jours et plusieurs
nuits qui se suivent? Pourquoi encore l'Epoux se fait-il chercher par l'Epouse
jusqu'à deux fois pendant la nuit; et pourquoi l'Epouse tombe-t-elle entre les
mains des gardes aussi deux fois distinguées par des circonstances
très-différentes (3) ? Est-ce sans raison ? L'Epouse dort-elle ou veille-t-elle
sans aucune règle? Qui le croirait d'un poème si élégant et conduit avec tant
d'art ? Il est donc clair qu'en ces endroits Salomon veut nous marquer par les
nuits la distinction des journées, et nous en faire chercher les commencements,
quoiqu'ils semblent plus cachés : l'art et la variété d'un si bel ouvrage ne
souffrent point que tout y soit raconté d'une même suite. Mais pourquoi avons-nous réduit à sept jours cette succession de sommeil et
de veille, de nuits et de jours ? La raison en est facile. C'était une coutume
des anciens Hébreux de célébrer les noces pendant sept jours. C'est pourquoi
Laban disait à Jacob, pour le consoler dans sa douleur de ce qu'on lui avait
supposé Lia au lieu de Rachel : « Accomplissez les sept jours de ce mariage, et
après je vous donnerai encore celle-ci (4). » Dès la naissance du monde, depuis
que Dieu eut sanctifié le septième jour par son repos, le nombre de sept jours
a été mystérieux dans la plupart des peuples, surtout entre les patriarches et
leurs descendants. De là l'usage s'est répandu dans la nation, de célébrer
presque toutes les fêtes dans l'espace de sept jours ; le deuil était de sept
jours, les réjouissances à peu près de même, et principalement les noces. Lorsque
Samson épousa une Philistine, il employa sept jours à faire ses noces, et il
n'en termina la fête qu'au septième (5). Raguel
voyant le jeune Tobie résolu à partir aussitôt après son mariage, il le conjura
de demeurer quinze jours dans sa famille (6), sept jours pour ses noces et
encore sept jours pour les derniers adieux, parce qu'il n'espérait plus de le
revoir. Cette tradition est certaine parmi les Juifs : elle est rapportée
surtout par le rabbin Eliézer (7), dans les Sentences
des Pères ; et ce peuple y est tellement attaché, qu'ils enseignent
communément qu'un même homme épousant plusieurs femmes à la fois, doit faire à
chacune un festin de sept jours, et passer autant de semaines en danses et en
jeux avec les jeunes gens de son âge (8). Suivant cet usage, Salomon a partagé
le cantique de ses noces en sept jours, dont nous 1 Cant., II, 7; III, 5. — 2 Ibid., II, 17; IV, 6. — 3 Ibid., III, 1, 2, 3; V, 2, 6, 7. — 4 Gen., XXIX, 27.— 5
Jud., XIV, 12, 15, 17. — 6 Tob., VIII, 23. — 7 Pirce Abot.,
cap. XVI, 16.— 8 Seld., Uxor. heb. lib. II, cap. XIII.
614 ferons voir la
distinction par des marques certaines autant qu'il se pourra, et où nous
découvrirons l'avancement des âmes à la perfection. Mais pour animer cet ouvrage et pour l'orner d'une agréable variété,
Salomon en a fait un poème dramatique dont voici les acteurs. L'Epoux, c'est
Salomon lui-même et Jésus-Christ caché sous sa personne. L'Epouse représente
l'Eglise et les âmes élevées. Les jeunes filles, compagnes de l'Epouse, sont
les âmes encore faibles qui commencent à s'attacher par amour à l'Epoux et à
l'Epouse. Ce que Salomon a pris aussi du psaume XLIV, où il est dit en son nom
: « La reine s'est tenue à votre droite ; » et encore : « On amènera au roi des
vierges qui la suivront : on vous les amènera avec joie et allégresse; on les
fera entrer dans le temple du roi (1) » conformément aux mœurs des Hébreux qui
donnaient aux nouveaux mariés de jeunes hommes et de jeunes filles pour les
accompagner. Ainsi nous lisons dans l'histoire de Samson et de Dalila que
trente jeunes hommes furent choisis pour lui faire compagnie (2). Les nouvelles
mariées avoient aussi pour compagnes de jeunes filles de leur âge : telles que
sont les dix vierges de l'Evangile, où nous avons encore l'ami de l'Epoux, et
les enfants de l'Epoux , c'est-à-dire les compagnons
de ses noces (3). Il y a dans Théocrite une éloquente idylle sur le mariage de
Ménélas et d'Hélène, où l'on voit que les Grecs avoient reçu ces anciennes
mœurs (4). De jeunes filles de même âge paraissent d'abord; et douze d'entre
elles de famille très-noble, la gloire de Lacédémone, sont choisies pour
chanter le cantique nuptial sur le soir autour du lit des époux, et pour
commencer la danse. Ce qui sans doute nous rappelle les compagnes de l'Epouse
que Salomon a marquées tant de fois. Ainsi il entre en ce poème sacré, l'Epoux,
l'Epouse et la troupe de ses compagnes ou de quelques autres jeunes filles de
Jérusalem et de la campagne; car les chœurs changent quelquefois, n'étant pas
toujours composés des mêmes personnes ; et il y a enfin des personnages muets,
qui sont les amis de l'Epoux. IV. Qui sont ceux qui peuvent
lire ce Cantique, et dans quel esprit il faut le lire ; quels en sont tes
interprètes.
Quiconque veut entrer dans l'intelligence de ce Cantique doit, en suivant
le dessein de Salomon, rapporter au saint amour les chastes transports de 1 Ps.
XLIV, 10, 15, 16.— 2 Jud., XIV, 11.— 3 Matth., XXV, 1; Joan., III, 29; Matth., IX, 15.—
4 Theoc, Epith. Hel., idyl. 18.
615 l'Epoux et de
l'Epouse, et comprendre à la fois toute la nature de l'amour céleste et de
l'amour humain ; car la comparaison de ces deux amours en est le dénouement :
où il y a sujet de craindre que les sens se laissant aller aux attraits,
quoique passagers, de l'amour terrestre, ne détournent l'esprit de la
contemplation divine. C'est pourquoi, selon la remarque d'Origène et de saint
Jérôme, la lecture du Cantique était interdite aux jeunes gens trop enclins aux
plaisirs (1). Loin d'ici donc ceux qui n'ont de goût que pour les choses de la
terre, et ces hommes charnels qui n'ont point l'esprit de Dieu !
Approchez-vous, âmes pudiques, puisque, enflammées du saint amour, vous ne
vivez plus qu'en union avec Dieu, qui est l'amour même. Que ceux aussi qui
l'expliquent soient eux-mêmes de saints et de chastes interprètes, éloignés de
toute pensée terrestre, passant légèrement sur les sentiments de l'amour
humain, pour exciter dans les cœurs le goût de l'amour céleste. Semblables aux
chevreuils et aux cerfs du Cantique, ils doivent à peine toucher la terre, afin
de s'élever à l'instant au-dessus des sens pour se perdre dans le sein de Dieu. Tels ont été les interprètes de ce livre que Jésus-Christ a donnés à
l'Eglise. Origène en est le chef; et saint Jérôme, qui a fidèlement traduit son
Commentaire sur le Cantique, dit de lui avec raison : « Origène ayant
surpassé tous les interprètes dans tous les livres de l'Ecriture, s'est
surpassé lui-même dans l'interprétation du Cantique (2).» Philon de Carpathe, évoque du IVe
siècle, vient après ; et saint Bernard a suivi principalement leurs
interprétations, ayant lui-même l'onction céleste qui lui enseignait toutes
choses. Ce sont aussi ceux auxquels nous nous sommes le plus attachés, quoique
nous n'ayons pas négligé Théodoret ni saint
Grégoire-le-Grand, Aponius, le vénérable Bède, saint
Thomas d'Aquin qui s'accorde en tout avec eux ; ni entre les modernes Gaspard Sanctius, théologien de la Compagnie de Jésus; Libert Fromont, docteur de
Louvain ; ni le Père Louis de Léon, augustin, professeur d'Ecriture sainte dans
l'université de Salamanque, qui en notre siècle a expliqué le Cantique avec
autant de piété et d'élégance que d'érudition. Enfin nous n'avons pas oublié
les remarques de saint Ambroise où, sur des endroits choisis de ce livre, il
inspire la tendresse et l'onction de la piété. Après avoir une fois nommé ces
auteurs, il serait inutile de les nommer partout; et nous nous réservons la
liberté d'ajouter à leurs interprétations ce qui sera nécessaire pour pénétrer
dans la profondeur de ce livre divin. C'est 1 Orig., Proleg. utriusque
operis in Cant.; Hier., Prœf.
in libr. I Comment, in Ezech.,et
passim; Jud. Epist. XIX. — 2 Hier., Praef.
in Orig. Cant.
616 un ouvrage
vraiment délicieux, jonché de Heurs, abondant en fruits, orné de toutes sortes de
très-belles plantes ; où règne un beau printemps avec des campagnes fertiles,
des jardins verts, arrosés d'eaux, de sources et de fontaines ; des parfums
naturels et de composés. On y voit de belles colombes ; on y entend le doux
murmure des tourterelles ; il y a abondance de lait, de miel et de vins exquis
: la beauté jointe à la pudeur éclate dans les deux sexes; leurs baisers sont
saints, leurs embrassements innocents, leurs amours tendres et chastes ; si les
rochers, les montagnes et les cavernes des lions y paraissent affreuses, c'est
pour faire un tableau plus agréable, eu mêlant cette variété parmi tant de
beautés. Mais pourquoi recueillir en un seul livre tant de belles choses, si ce
n'est afin qu'étant touché de leur beauté, nous comprenions combien est encore
plus beau celui qui en est l'auteur, et que dès cette vie nous commencions le
cantique de l'amour divin dont la force et la beauté consiste, dit saint
Grégoire, en ce que ceux qui ont à parler du corps sortent hors du corps, et
que par des discours de l'amour humain ils apprennent combien ils doivent être
embrasés du saint amour (1) ? Il ne faut donc pas craindre de parler de l'amour
humain, mais il faut promptement passer ù l'amour céleste, de peur que ce qui
doit servir à élever l'esprit ne l'abatte au contraire et ne l'accable. Après ce discours nous allons entreprendre notre ouvrage, espérant que ceux
qui le liront en tireront ce fruit, que quand ils verront les inquiétudes d'un
amour qui ne peut être satisfait, ou qu'eux-mêmes ils en sentiront quelques
étincelles, ils reconnussent que des transports si véhéments ne peuvent
s'arrêter à la créature ni aux choses passagères, mais qu'ils doivent s'élever
au seul souverain bien et ù la seule véritable beauté. Que Jésus-Christ
lui-même brûle nos cœurs du feu de cet amour, pour bien entendre le poème qui
en exprime toute la force; et qu'il nous fasse la grâce de suivre l'Epoux et
l'Epouse avec des cantiques de réjouissance, nos lampes ardentes à la main,
afin que nous méritions d'entrer au festin de leurs noces Amen, amen.
1 Prœf. in
Cant.
LE
CANTIQUE DES CANTIQUES DE SALOMON.
CHAPITRE PREMIER.
Le baiser de la
bouche; l'amour de l'Epoux, ses parfums, ses attraits, ses cabinets; l'Epouse
est noire, mais belle; ses parures, sa beauté; le lit, les solives et les
lambris. PREMIER JOUR.
L'EPOUSE. 1. Qu'il me baise d'un baiser de sa
bouche : car (hébr.) votre amour vaut mieux que le
vin (1). 2. (hébr.)
Vos parfums sont de bonne odeur : votre nom est un parfum répandu (2) : c'est
pourquoi les filles vous aiment. 3. Tirez-moi : nous courrons après
vous, à l'odeur de vos parfums (3). Le roi m'a conduite dans ses cabinets :
nous nous y réjouirons à cause de vous, nous souvenant (hébr.)
de votre amour qui vaut mieux que le vin (4). Ceux qui sont droits vous aiment. 4. O filles de Jérusalem, je suis
noire, mais je suis belle, comme les tentes de Cédar,
comme les pavillons de Salomon. 5. Ne prenez pas garde si je suis noire; c'est le soleil qui m'a gâté le
teint. Les enfants de ma mère se sont élevés contre moi : ils m'ont fait garder
les vignes; je n'ai point gardé la mienne. 6. Dites-moi, mon bien-aimé, où vous paissez vos troupeaux, où vous les
faites reposer à midi : de peur que je ne m'égare parmi les troupeaux de vos
compagnons.
1 Vulg. : « Vos mamelles sont
meilleures.....» — 2 Vulg. : «Votre
odeur surpasse les parfums exquis. » — 3 « A l'odeur de vos parfums » n'est pas
dans l'hébreu. — 4 Vulg. : De vos
mamelles meilleures que le vin.
618
L’EPOUX. 7. Si vous l'ignorez, ô la plus belle
des femmes, sortez, suivez les traces des troupeaux, et paissez vos chevreaux
près des cabanes des bergers. 8. Je vous compare, ma bien-aimée, (hébr.) à ma cavale attelée au char de Pharaon (1). 9. Vos joues égalent la beauté des
tourterelles; et votre gorge, celle des colliers les plus riches. 10. Nous vous donnerons des pendants d'or, marquetés d'argent.
L'EPOUSE. 11. Le roi étant assis sur son lit,
mon nard a répandu son odeur. 12. Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe; il se reposera sur mon
sein. 13. Mon bien-aimé est semblable à
une grappe de troène des vignes d'Engaddi.
L’EPOUX. 14. Que vous voilà belle, ma bien-aimée, que vous voilà belle! Vous avez
des yeux de colombe.
L'EPOUSE. 15. Que vous voilà beau et agréable,
mon bien-aimé! 16. Notre lit est semé de fleurs;
les solives de nos maisons sont de cèdre, et nos lambris de cyprès. EXPLICATION.
Ce livre est intitulé Cantique des Cantiques, non parce qu'il est le plus long
de tous les cantiques, mais parce qu'il en est le plus sublime, et
non-seulement de tous ceux que Salomon a composés en grand nombre, car il a
(ait jusqu'à vingt mille pièces de poésie, mais même de tous les cantiques que
nous avons, puisque le très-saint mystère de l'union du Verbe incarné et de
l'Eglise y est célébré, avec la charité qui ne finira jamais et qui est la plus
excellente de toutes les vertus (2). Ce qui a fait dire à saint Bernard : « Ce
cantique nuptial, à cause de son excellence, porte seul avec raison le titre de
1 Vulg. : « A mes chevaux attelés au char
» (voy. la note).— 2 I Cor.,
XIII, 8, 13.
519 Cantique des cantiques, comme celui pour qui il est fait se nomme seul le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs
(1). De Salomon, du Pacifique. Son
nom répond à l'entrée de son livre, qui commence par le baiser, signe de la
paix (2). » 1. Qu'il me baise d'un baiser de sa
bouche. Le festin nuptial étant achevé suivant la coutume avec la prière
solennelle, dont on peut voir des exemples dans la Genèse et au livre de Tobie,
sur le soir l'Epouse très-chaste est conduite à l'Epoux (3), et là se doit
prendre l'entrée de la semaine des noces, selon l'usage des Hébreux qui
commençaient le jour au soir. Dans tout le livre, l'Epoux paraît transporté
d'amour; mais sans se laisser vaincre à la mollesse, dès le grand matin il s'en
va à son travail ordinaire de la vie champêtre et pastorale. Cependant l'Epouse
s'éveille, et dans l'excès de son amour elle tombe en défaillance. En vain les
filles, ses compagnes, cherchent à la consoler et à la faire revenir; après
bien des vœux et des désirs inutiles, elle s'écrie : L'époux est toute ma
consolation, lui seul est mon amour, qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. D'un baiser : des baisers; (hébr.) de l'un de ses baisers. Je veux recevoir ses
innocents baisers en confusion et sans nombre ; mais cependant il me rendra la
vie par un seul baiser de cette bouche si belle, si douce et qui a tant de
grâces, en faisant passer son esprit en moi, et en attirant mon âme en lui,
comme font les amans (4). Car Jésus-Christ est ma vie (5), et ce n'est plus moi
qui vis (6). Ainsi l'Eglise ou sa plus noble partie, les âmes élevées touchées
de l'amour de Dieu et remplies de son esprit, tiennent le même langage toutes
ensemble et chacune à part. La Synagogue d'abord : Qu'il vienne donc lui-même,
après avoir parlé si longtemps par les Prophètes! Ensuite l'Eglise du Nouveau
Testament, que nous regardons ici surtout, déjà liée et unie à son Epoux; elle
lui demande de se découvrir, non plus dans un miroir, dans des figures ou par
la foi, mais par la claire vue. De même les saintes âmes : Que les autres
demandent ce qu'il leur plaira, pour moi je veux le saint baiser, non des pieds
qui est pour les pénitentes, mais de la bouche qui appartient à l'Epouse. Elle
reçoit ce baiser de la bouche de l'Epoux, lorsqu'attentive à la parole de vie
qui sort de cette divine bouche, elle la recueille dessus ses lèvres et attire
en elle la grâce qui y est jointe en abondance (7), s'écriant avec saint Pierre
: « A qui irons-nous, Seigneur? vous avez les paroles
de la vie éternelle (8). » Puis elle en est pénétrée, non par le son qu'on
entend au dehors, mais dans l'intérieur par l'impression même du Saint-Esprit,
qui est le baiser du Père et du Fils. Où nous voyons une âme justifiée de ses
péchés, reçue dans l'alliance du Verbe, s'avancer à une vie plus parfaite et
désirer Jésus-Christ avec plus d'ardeur, après l'avoir une 1 S. Bern., Serm. II in Cant. — 2
620 fois goûté. Mais
une marque de la véhémence de l'amour, est de demander d'abord le baiser sans détour,
et même sans nommer l'Epoux. Ainsi était transportée Madeleine, lorsqu'elle dit
à Jésus-Christ qu'elle prit pour un jardinier : « Si c'est vous qui l'avez
enlevé (1)? » De là vient que le discours passe tout d'un coup d'une personne à
l'autre ; l'Epouse quitte ses compagnes et, dans le transport de son amour,
elle s'adresse à l'Epoux comme s'il était présent : Votre amour vaut mieux que
le vin. Le mot hébreu signifie amour, et non mamelles ; et il le faut prendre
en ce sens dans tout le Cantique. Toutefois les anciens interprètes ont traduit
mamelles, parce qu'avec quelque petit changement le même mot hébreu peut
signifier ces deux choses. Ce qui ne s'éloigne point du véritable sens, puisque
les mamelles sont les délices et les tendresses de l'amour même. Par les
mamelles de l'Epoux, les saints Pères entendent les deux Testaments qui
inspirent l'amour de Dieu par Jésus-Christ, que l'un nous a promis et que
l'autre nous a donné. Or les mamelles nous retracent
l'idée d'une mère et d'une nourrice, pour apprendre au fidèle qu'il doit
s'abaisser à la simplicité de l'enfance chrétienne, s'il veut s'attacher aux
mamelles de Jésus-Christ et en sucer le lait. Votre amour vaut mieux que le vin
: au sens de cette femme dans les Proverbes : « Venez, enivrons-nous de
plaisirs (2). » L'amour de Jésus-Christ enivre et transporte l'esprit hors de
lui-même, comme le dit saint Paul, « soit que nous soyons enlevés en esprit,
c'est pour Dieu ; soit que nous nous rabaissions, c'est pour vous (3). » Et
encore : «Gardez-vous des excès du vin, mais remplissez-vous du Saint-Esprit
(4). » Ce que saint Pierre reconnaît être une ivresse dans les disciples pleins
du Saint-Esprit (5). 2. Vos parfums sont de bonne odeur.
C'est l'hébreu à la lettre. L'Epoux dit la même chose de l'Epouse au chapitre
IV, verset
1 Joan., XX, 13.— 2 Prov., VII, 18 :
Inebriemur uberibus, sive amoribus.— 3 II Cor., V, 13. — 4 Eph., V, 18. — 5 Act.,
II, 15, 16, 17.
621 pourquoi, ô Dieu,
votre Dieu vous a oint (1). » Les filles
: les âmes fidèles qui mènent une vie nouvelle, animées par la ferveur de
l'esprit, comme par la force d'un vin nouveau. 3. Tirez-moi : nous courrons
après vous. L'Epouse désire d'être unie si intimement à l'Epoux, qu'elle soit
tirée après lui partout où il aille. Et, dit-elle, vous ne me tirerez pas
malgré moi ; car à la douce odeur de vos parfums, mes compagnes et moi nous
vous suivrons agréablement et en courant. Tirez-moi,
vous qui avez dit : « Je tirerai tout à moi (2) ; » et encore : « Nul ne peut
venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne le tire (3). » A l'odeur de vos
parfums, n'est pas dans l'hébreu ; mais on l'a repris de ce qui précède, par
manière d'explication. Nous courrons donc après vous, si vous nous tirez : car
quiconque a écouté et a appris, il vient à vous (4). Personne n'approche de la
Sagesse, qu'elle-même ne l'ait invité et qu'elle ne se soit communiquée la
première. Et quoique l'Epouse soit transportée d'un amour très-véhément, elle
avoue toutefois qu'elle ne peut avancer, si elle n'est tirée. Saint Ambroise
explique ceci admirablement : « L'âme ayant reçu le saint baiser du Verbe de
Dieu, ne peut souffrir que rien l'arrête ; elle désire d'être tirée, afin de
pouvoir suivre (5); c'est pourquoi les jeunes filles vous ont aimé; c'est
pourquoi nous nous efforçons de vous comprendre, quoique nous ne le puissions.
Tirez-nous donc, afin que nous puissions courir et qu'étant excitées par
l'odeur de vos parfums, nous ayons la force de suivre. Et ailleurs : «
Tirez-nous, nous courrons (6); car
l'attrait de vos parfums nous donne le désir de vous suivre. Mais puisque nous
ne pouvons vous atteindre dans votre course, tirez-nous, afin qu'aidées de
votre secours, nous puissions au moins suivre vos pas. Car si vous nous tirez,
nous courrons.» Voici maintenant quelle est la douce prédication de la grâce : Tirez-moi ; nous courrons ; c'est que
l'Eglise est une et plusieurs à la fois, toutes les âmes qui la composent
concourant à son unité; c'est aussi que quelque âme élevée, comme de Pierre ou
de Paul, ayant été attirée par une grande force, sert ensuite à en attirer
plusieurs par ses paroles et par son exemple. Le roi m'a conduite dans ses cabinets : dans sa chambre à coucher;
(hébr.) dans le lieu le plus secret de sa maison,
dans son lit : il m'a donné l'intelligence des sens les plus cachés de
l'Ecriture. Un Epoux si aimable peut-il rien cacher à sa nouvelle Epouse ? Il
lui accorde donc ce qui lui doit faire le plus grand plaisir, en la tirant à
l'écart pour lui donner son saint baiser. L'Epouse s'en glorifie auprès de ses
compagnes, comme font aussi quelquefois les grandes âmes dans l'excès de leur
joie, ou afin que les faibles se laissent attirer. Le roi : quoique le roi Salomon joue le personnage avec la Sulamite, aussi fille de roi, toutefois de temps en temps
il reprend sa majesté; ce qui paraît surtout dans le discours 1
Ps. XLIV, 8. —2 Joan., XII, 32. — 3 Ibid., vi, 44. — 4 Ibid., 45. — 5 Lib.
III, Epist. 2.— 8 De lsaac, cap. III.
622 cours de l'Epouse
; et de là vient que leur familiarité n'a rien de bas ni de trop libre. Mais toutes
les fois que l'Epouse désigne l'Epoux par son nom de roi, elle semble nous
marquer une âme qui découvre la nature divine en Jésus-Christ au travers de son
humanité. C'est pourquoi il est dit qu'elle est entrée dans la chambre et dans
le plus secret de la maison. Nous nous y réjouirons à cause de vous : elle revient
aussitôt à l'Epoux. Ceux qui sont droits
vous aiment. Plus les saints le trouvent aimable, plus il lui est cher : or
cette parole s'explique de Jésus-Christ à la lettre; car vous êtes, Seigneur,
la vérité même, la règle et la fin de toutes choses. 4. Je suis noire, mais je suis belle
: le teint est autre chose, et autre chose la beauté du visage ou la finesse
des traits, et la juste proportion de toutes les parties du corps. Que si elle
partit noire ou brune, c'est d'avoir été trop au soleil, ce qui s'en va
aisément ; aussi est-elle louée de sa blancheur au chapitre vu, vers. 2, 5. Ne prenez pas garde si je suis
noire : les femmes cherchent toujours à s'excuser de ce qu'elles ont le
teint effacé, et elles en rejettent la faute sur les autres. C'est pourquoi
l'Epouse, qui représente les saintes âmes dans sa beauté, allègue qu'on lui a
fait garder la vigne d'autrui, au lieu que par délicatesse elle ne gardait pas
la sienne. Ce qui convient aux pasteurs de l'Eglise, que la charité fraternelle
applique à la garde de la vigne et au gouvernement 1 Virg.,
Eclog. X. — 2 I Cor., 1, 18, 25 ; II, 7. — 3 Ibid. I, 28, II Cor., X, 10.— 4
Ps. XLIV, 14. 623 des âmes, eux qui
croyaient suffire à peine à veiller sur eux-mêmes. Aussi, de leur engagement
dans le monde, viennent ces taches qui ont fait pleurer souventefois saint
Augustin, saint Grégoire, Yves de Chartres, homme d'une très-sainte vie, et qui
leur ont fait désirer la solitude avec tant d'ardeur. C'est le soleil qui m'a gâté le teint : une grande tentation est
comparée à l'ardeur du soleil en son midi, d'où vient le démon du midi (1). 6. Dites-moi, mon bien-aimé, où vous
paissez vos troupeaux, où vous les faites reposer à midi. L'Epoux paraît
ici la première fois, attiré par les soupirs et par les plaintes de sa chère
Epouse. Ils commencent ensemble leur doux entretien ; et l'Epouse prend d'abord
la parole : Vous avez bien tardé à venir ; mais si vous ne le pouviez plus tôt,
au moins dites-moi où vous paissez vos
troupeaux, où vous les faites reposer ; j'y courrai volontiers, même en
plein midi; car la plus grande chaleur du jour ne retardera point la vitesse de
mes pas. Dites-moi donc sous quel arbre vous conduisez vos troupeaux à l'ombre,
et où sont les rivages où vous les menez paître. Ainsi parle l'âme fidèle qui
cherche Dieu, son pasteur : «Le Seigneur est mon guide, rien ne me manquera; il
m'a menée dans les pâturages; il m'a nourrie sur des rivages abondants en
herbes ; votre verge et votre boulette m'ont consolée (2). » « Les brebis
écoutent la voix du bon pasteur et le suivent : elles entrent et sortent avec
lui, et elles trouvent des pâturages (3). » L'âme donc qui cherche
Jésus-Christ, elle le presse de lui faire connaître où il se repose dans la
ferveur de sa charité, de peur que, trompée sous de fausses apparences, elle ne
s'égare à la suite des philosophes et des sages du monde, ou des faux prophètes
et des hérétiques : car elle ne le trouverait point, s'il ne se présentait
lui-même. De peur que je ne m'égare :
puis-je me détourner vers les troupeaux de vos compagnons? (hébr.)
cette expression est plus vive. L'Epouse veut trouver l'Epoux d'abord et sans
peine, sans être obligée de demander à d'autres le lieu où il se retire, ni à
ses compagnons ni à ceux qui sont à sa suite. 7. Si vous l'ignorez (c'est
l'hébreu à la lettre) sortez, suivez les
traces des troupeaux. Voilà ce que craignait l'Epouse, qu'il ne fallût
aller de troupeau en troupeau. Mais l'Epoux lui parle comme s'il était fâché,
de ce qu'elle ignore où il a coutume de se trouver. En effet une épouse fidèle
doit-elle ignorer la demeure ordinaire de son bien-aimé? Un amant veut
connaître et il veut être connu. C'est pourquoi l'Epouse, qui méconnaît encore
l'Epoux, ne reçoit de lui qu'une réponse ambiguë, par laquelle elle n'apprend
point où elle le pourra trouver. Allez
où il vous plaît; je ne vous montrerai pas le chemin. Suivez les traces des troupeaux : cherchez l'Epoux où vous pourrez,
à la suite de ses troupeaux errants; paissez
vous-même vos chevreaux ; ayez soin de votre troupeau, si vous voulez ;
joignez-vous à la compagnie des autres bergers,
1 Ps. XC,
6. — 2 Ps. XXII, 1, 2, 4.— 3 Joan., X, 3, 4, 9.
624 car vous ne me
trouverez point. C'est ainsi qu'il se fâche contre l'Epouse; mais elle en
devient plus diligente et plus attentive aux démarches de l'Epoux : car,
depuis, elle-même apprend aux jeunes filles qui le cherchaient en quel lieu il
s'était retiré, chap. V, vers. 17; IV, vers. 1. O la plus belle des femmes! Belle à la vérité, mais peu
affectionnée à l'Epoux. C'est pourquoi tous les saints Pères sont d'accord que
l'Epouse est ici réprimandée, l'Epoux lui disant froidement que, puisqu'elle le
méconnaissait, elle pouvait aller à son gré paître les boucs et non les
agneaux, c'est-à-dire suivre ses désirs sensuels et les troupeaux qui sont
rejetés à la gauche ; et sans s'arrêter au même troupeau ni à un seul pasteur,
errer à la suite de plusieurs troupeaux et de plusieurs pasteurs ; ce qui
arrive souvent à ceux qui ignorent par négligence, ou qui ont oublié en quel
lieu l'Epoux paît son troupeau. Si vous ne vous connaissez pas ; cette leçon de
la Vulgate et des Septante a fait dire aux saints Pères que l'Epouse est
menacée de toutes sortes de maux, s'il lui arrive de se méconnaître elle-même,
ou d'oublier à l'image de qui elle a été faite, de combien de péchés elle a été
délivrée et à quelle gloire elle est appelée. 8. Je vous compare, ma bien-aimée, à
ma cavale attelée au char de Pharaon: (hébr.) à
sa très-belle cavale, celle qu'il monte et qu'il aime plus qu'aucune autre,
relevant la grande beauté de l'Epouse par cette comparaison. Car il parle, non
d'une cavale indomptée, qui ne se laisse ni monter ni manier, mais de celle
qui, déjà accoutumée au joug, sert au char, étant, comme dit le Poète, dressée
à marcher et à tirer de pair. D'où vient qu'en grec et en latin, l'union des
époux s'exprime par la métaphore de porter ensemble le même joug (1). En ce
sens Théocrite, dans son éloquente idylle citée dans la préface, compare
Hélène, mariée à Ménélas, à un très-beau cheval de Thrace, propre au char (2).
Mais sans sortir des Livres saints, le cheval blanc de l'Apocalypse (3), sur lequel est monté le Verbe de Dieu, signifie les
saintes âmes qui ont laissé leurs épaules sous le joug du Seigneur, afin qu'il
les tourne comme il lui plaît, et qu'il les conduise à son gré. Origène sur cet
endroit. De Pharaon : il est ici
parlé de l'Egypte, parce qu'il en sortait d'excellents chevaux, et que l'Epouse
était de ce pays si heureux et si riche (4). A ce verset commence le dialogue,
où chacun parie à son tour, en se servant de comparaisons toujours plus
expressives l'une que l'autre, comme on fait dans les églogues. 9. Vos joues égalent la beauté des
tourterelles. C'est la leçon des Septante : des joues unies et très-belles,
dont le vermeil brille au milieu de leur blancheur. Il loue son beau visage,
étant tout épris de ses vives couleurs (5). Aussi dit-on que la beauté des
femmes éclate surtout dans les joues. Et votre gorge, celle des colliers les
plus riches : c'est encore les Septante : votre gorge 1 Conjugium. — 2 Theoc, Idyl XVIII. — 3 Apoc., XIX, 2. — 4 Orig., Hom. II in Cant. — 5 Orig., Hom. I.
625 est très-belle
toute nue ; elle n'a besoin d'aucune parure, dit élégamment Origène (1).
L'hébreu est un peu différent : « Vos joues sont belles avec leurs perles
(qui de la coiffure tombent le long des joues ), et
votre cou avec ses pierres précieuses. » Il loue l'adresse de l'Epouse, qui
sait assortir ses parures à sa beauté naturelle. C'est-à-dire, au sens
spirituel et véritable : « Tenez sans cesse ( la loi
de Dieu ) attachée à votre cœur et faites-vous-en un collier (2)..., afin
qu'elle donne une nouvelle grâce à votre tête, et qu'elle soit l'ornement de
votre gorge (3). » 10. Des pendants d'or: une sorte
de parure : c'est le même mot hébreu qu'au verset précédent, où il est traduit tourterelles, et ici pendants d'or. Des pendants d'or, marquetés d'argent : les anciens interprètes
traduisent de l'or tortillé, enlacé
avec des nœuds ou des fils d'argent ; saint Grégoire l'explique des pendants
d'oreilles semblables à un petit poisson, qui se tourne en cercle à l'instant
qu'il est pris ; et saint Jérôme, auteur de cette version, en a donné lui-même
cette explication : « C'est, dit-il, de l'or qui sert d'ornement de gorge,
appelé communément murenula,
dont on fait une chaîne tissue de plusieurs fils d'or entrelacés l'un dans
l'autre. » Les modernes ajoutent, des
pierreries brillantes. Quoi que ce soit, l'Epoux veut dire que, puisque
l'Epouse aime ses parures, il aura le plaisir de lui en faire lui-même avec ses
compagnons. C'est pourquoi il dit: Nous vous ferons; dans le sens spirituel:
moi et les ministres de ma parole, nous vous donnerons ce qui fait la véritable
beauté, la charité qui est un or très-pur; l'intelligence de l'Ecriture sainte,
figurée par l'éclat de l'argent, et toutes les vertus qui sont plus brillantes
que les pierreries. Telle est la parure que saint Paul désire dans les saintes
âmes, en disant que « les fruits de l'Esprit sont la charité, la joie, la
patience (4), » etc. Mais Dieu même nous apprend, dans Ezéchiel, avec quel soin
il pare les âmes qu'il a choisies pour ses épouses : « Je vous ai donné toutes
sortes d'ajustements, des bracelets à vos mains, un collier autour de votre
gorge, des pendants et des annelets à vos oreilles, et une couronne qui sied
bien à votre tête (5). » L'Epoux si aimable ne peut souffrir qu'il manque aucun
ornement à l'Epouse; il ajoute don sur don : car « on donnera à celui qui a
déjà, afin qu'il soit comblé de biens (6). » 11. Le roi étant sur son lit, mon
nard a répandu, son odeur : tant ce nard était exquis et de bonne odeur.
L'Epouse se glorifie d'avoir fait un amas de ces parfums, qui plaisent tant à
l’Epoux : car, après avoir loué l'excellence de ceux de l'Epoux qui l'ont
attirée à lui, elle se sert à son tour de semblables parfums pour l'attirer à
elle. De même Jésus-Christ nous attire à lui par la gloire et par la douceur de
son nom, et nous l'attirons en nous par la douceur d'une sainte vie (7). Les
âmes saintes ont une odeur, aussi bien que Jésus-Christ. 1
Orig., Hom.
626
C'est les prières
des saints et l'amour chaste du Verbe qui attire l'Epoux dans nos âmes, afin
qu'il y vienne avec le Père et qu'il y établisse sa demeure (1). De même les
saints de l'Ancien Testament, après avoir fait des vœux continuels pour la
venue du Messie, ne cessant de crier : « Cieux, faites tomber votre rosée d'en
haut (2) ; » ils l'ont enfin attiré sur la terre, ce Messie qui se reposait
dans le sein de son Père, et qui pour cette raison est appelé le Roi. Ainsi
s'est accomplie cette parole : « Je fais mes délices d'être parmi les hommes
(3). » 12. Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe. Par la myrrhe, qui
sert à embaumer les corps, les saints Pères entendent la mort et la sépulture
de Jésus-Christ, avec la pénitence chrétienne qui en est une suite. Offrons
cette myrrhe à Jésus-Christ, comme firent les mages, lorsqu'ils vinrent
l'adorer les premiers entre les Gentils. Il
se reposera sur mon sein, ou il demeurera
entre mes deux mamelles : les jeunes filles portent à leur sein des
bouquets de fleurs odorantes : l'Epoux est mon bouquet, je l'ai continuellement
devant mes yeux et collé sur mon sein, c'est-à-dire qu'il occupe tout son cœur.
Où il faut entendre l'Eglise et l'âme sainte dans une union intime avec le
Verbe éternel, par l'ardeur du saint désir (4). Mamelles : dans un cantique
nuptial, il convient mieux de nommer les mamelles, que de dire le sein :
Origène (5). 13. Mon bien-aimé est semblable à
une grappe de troène : c'est une plante de bonne odeur dont Pline fait mention
au livre XII, ch. XXIV,et connue
de Théodoret, comme on verra au ch. IV, vers. 13, où
il en est encore parlé. Des vignes d'Engaddi: «C'est, dit saint Jérôme, une grande bourgade
qui appartient aux Juifs, qu'on voit encore aujourd'hui aux environs de
Jérusalem, près de la mer Morte, d'où l'on apporte le baume, et où sont les
vignes d'Engaddi dont parle Salomon (6). » Or le
baume est d'un goût et d'une odeur très-agréable ; ainsi l'Epouse veut dire,
par cette comparaison, qu'elle trouve dans l'Epoux toutes sortes de délices.
Remarquez que le troène n'est pas le fruit même qui croît dans les vignes d'Engaddi; c'est pourquoi, suivant le génie de la langue
sainte, il faut suppléer ainsi : La grappe de troène est comme une grappe des
vignes d'Engaddi, etc. 14. Que vous voilà belle, ma bien-aiméc; vous avez des yeux de colombes : les yeux
de colombes sont pleins d'amour, de douceur et de modestie. Jésus-Christ loue
aussi la simplicité de la colombe, qui n'a ni finesse ni dissimulation; il loue
l'œil simple qui n'aperçoit que le bien; et il veut qu'on arrache l'œil de la
convoitise, qui nous est un sujet de scandale (7). 15. Que vous voilà beau et agréable,
mon bien-aimé! La beauté est autre chose, et autre chose la bonne grâce,
qui est toute la force de la beauté.
1 Joan., XIV, 2, 3. — 2 Is., XLV, 8. — 3 Prov.,
VIII, 31. — 4 Orig., Hom. II. — 5 Ibid. — 6 Hier., de
Loc. hebr. — 7 Matth., VI, 22; V, 28, 29.
627
L'amour est un
désir de posséder la beauté et de s'y reposer : c'est pourquoi l'Epouse est
toute occupée à louer la beauté de l'Epoux, dont saint Augustin renferme les
principaux traits en ce peu de paroles : « Que partout l'Epoux se présente à
notre foi dans sa beauté... : beau dans le ciel, beau sur la terre, beau dans
le sein de sa mère, beau entre les bras de ses parents, beau dans ses miracles,
beau sous les coups de fouets, beau nous invitant à la vie, beau méprisant la
mort, beau lorsqu'il donne sa propre vie, beau lorsqu'il en reprend une
nouvelle, beau sur la croix et beau dans le sépulcre (1). » 16. Notre lit est semé de fleurs
: c'est les délices mêmes, et voici la magnificence : Les solives de nos maisons sont de cèdre, et nos lambris de cyprès
: «de sapin » (hébr. ).
C'est la description d'un grand et riche palais, tel que devait être celui de
Salomon, sans toutefois qu'il y eût rien au-dessus de la condition d'un berger
qui, étant riche en argent et en bétail, comme l'ont été Abraham et les
patriarches, s'appliquait aussi comme eux au travail de la campagne.
Travaillons nous-mêmes, dit Origène, à élever notre édifice en nous appuyant
sur la parole de Dieu comme sur un fondement solide. Les poutres et les
solives, c'est le soutien des maisons, dit saint Thomas, et les lambris en sont
l'ornement. Le lit des époux, suivant le même docteur, signifie la paix de
l'Eglise après les persécutions. CHAPITRE II.
La fleur de
campagne, le lis au milieu des épines; l'Epouse à l'ombre de l'Epoux, elle
entre dans le cellier, sa défaillance, ses embrassements, son sommeil; la voix
de l'Epoux; la vitesse du chevreuil et du faon; la fenêtre avec sa jalousie et
le mur; la beauté du printemps après l'hiver; les fleurs; le temps de tailler
la vigne; la voix de la tourterelle; les petits renards; la concorde de l'Epoux
et de l’Epouse.
L'EPOUSE. 1. Je suis une fleur de campagne et un lis de vallées.
L'EPOUX. 2. Comme le lis entre les épines, telle est ma bien-aimée entre les filles.
L'EPOUSE. 3. Comme le pommier entre les arbres d'une foret,
tel est mon
1 August. in Ps. XLIV.
628 bien-aimé entre
les jeunes hommes. Je me suis assise à l'ombre de celui que j'ai
désiré, et son fruit est agréable à ma bouche. 4. Il m'a menée où il réserve son
vin ; il m'a parée de son amour.
L'EPOUSE AUX
JEUNES FILLES. 5. Fortifiez-moi avec des fleurs,
apportez des citrons autour de moi : car je suis malade d'amour. 6. De sa main gauche il me soutient la tête, et il m'embrasse de sa droite. SECOND JOUR.
L'EPOUX. 7. Filles de Jérusalem, je vous conjure par les chevreuils et les biches de
la campagne, gardez-vous d'éveiller ma bien-aimée et de troubler son sommeil,
jusqu'à ce qu'elle le veuille.
L'EPOUSE EN
ELLE-MEME. 8. J'entends la voix de mon bien-aimé : le voilà qui vient sautant sur les
montagnes, bondissant sur les collines. 9. Mon bien-aimé ressemble au
chevreuil et au faon d'une biche. Le voilà debout derrière le mur ; il regarde
par la fenêtre, et jette l'œil par la jalousie. 10. J'entends mon bien-aimé qui me
dit : Levez-vous, hàtez-vous, ma bien-aimée, ma
colombe, ma belle; et venez. 11. Car l'hiver a passé, la pluie a
cessé et s'est retirée. 12. Les fleurs commencent à paraître sur la terre ; voici le temps de
tailler la vigne : la voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre
campagne. 13. Le figuier a poussé des
bourgeons : et les vignes en fleur font sentir leur odeur. Levez-vous, ma
bien-aimée, ma belle ; et venez.
L'EPOUX. 14. Ma colombe, qui vous cachez dans
les fentes des rochers et dans les trous des murailles, montrez-moi votre
visage ; faites-moi entendre votre voix : car votre voix est douce et votre
visage est agréable.
629
L'EPOUX AUX
JEUNES FILLES. 15. Prenez-moi les petits renards
qui gâtent les vignes : car notre vigne est en fleurs.
L’EPOUSE 16. Mon bien-aimé est à moi, et je
suis à lui : il paît ses troupeaux parmi les lis. 17. En attendant que le jour vienne
et que les ombres se retirent, revenez, mon bien-aimé ; soyez comme le
chevreuil et le faon d'une biche, sur les montagnes de Béther. EXPLICATION.
1. Je Suis une fleur de campagne : parce qu'elle venait de dire : Notre lit est semé de fleurs ; elle ajoute
: Nous sommes nous-mêmes de tendres fleurs, fraîchement écloses et de bonne
odeur. Je suis une fleur de campagne
: l'Epouse se compare aux fleurs qui naissent dans les champs et dans les
vallées, et non à celles des jardins cultivés, pour mieux exprimer la modestie
et la simplicité des âmes chastes. 2. Comme le lis entre les épines : l'Epouse s'était comparée au lis :
Mais, reprend l'Epoux, c'est un lis qui croît entre les épines et au milieu des
ronces; de sorte que, si vous lui comparez ses compagnes qui sont assez belles,
elles ne seront auprès d'elle que comme des épines. Ce qui nous représente la
charité sincère de l'âme fidèle au milieu des chagrins et des peines de cette
vie, ou même parmi les plaisirs du monde et ses richesses trompeuses que Jésus-Christ
appelle des épines. 3. Comme le pommier entre les arbres d'une forêt : tels que sont les
arbres fruitiers et cultivés, au prix de ceux des forêts, stériles et
infructueux. Je me suis assise à l'ombre
de celui que j'ai désiré : comme sous un arbre, qui présente des fruits
délicieux avec un bel abri. Elle dit, à l'ombre: parce que les commençan9 ne
peuvent encore s'entretenir familièrement avec le Verbe, mais, pour ainsi dire,
ils se tiennent à l'ombre de sa majesté divine, dit Origène, c'est-à-dire sous
sa protection et en sa garde, comme au psaume XVI, vers. 2, « à l'ombre de vos
ailes. » L'Epouse nous fait entendre qu'elle est arrivée aux plus tendres
effets de l'amour de l'Epoux : de même que Marie, lorsqu'elle conçut le Verbe,
le Saint-Esprit étant survenu en elle, et la vertu du Très-Haut l'ayant
couverte de son ombre ; et c'est aussi par le souffle de ce même Esprit, que
les âmes fidèles deviennent fécondes. Au reste, il y a ici une allusion à la
manière de prendre femme parmi les Hébreux, comme
630 quand Ruth disait
à Booz : « Etendez votre manteau sur moi (1). » Je me suis assise à l'ombre de
celui que j'ai désiré : c'est-à-dire encore, j'ai obéi à sa parole, à l'instant
que je lui ai ouï dire : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés, » etc.
(2). 4. Il m'a menée où il réserve son vin : «dans la maison du vin » ( hébr. ) dans un lieu de délices,
où furent introduits ceux qui, ayant reçu de Jésus-Christ l'intelligence des
Ecritures et par elles la connaissance de sa personne divine, disaient entre
eux : « Notre cœur n'était-il pas brûlant en nous (3). » Les anciens serraient
le vin, avec l'huile et les autres liqueurs, dans des endroits propres et fort
ornés. Ainsi les garde-meubles d'Ulysse étaient des chambres hautes, où il
mettait dans des vases sa provision de vin et d'huile, avec son or, son argent
et ses habits, et où était le lit nuptial (4). Il m'a parée de son amour : «
Son amour est comme son étendard déployé sur moi » (hébr.)
: «Il a fait éclater son amour en moi comme des enseignes développées »
(Septante). Ce qui a donné lieu à la version de la Vulgate : « Il m'a parée de
la charité, » ou « il a réglé en moi la charité. » Aussi presque tous les
saints Pères, Origène surtout et saint Augustin, expliquent ceci de la charité,
qui s'élève jusqu'à Dieu et se répand ensuite sur le prochain avec ordre et par
degré; ce que Juste d'Urgèle a compris en ce peu de
paroles : « L'ordre de la charité consiste à aimer le prochain pour Dieu, et à
aimer Dieu de telle sorte qu'on s'anéantisse pour lui. » Saint Bernard l'entend
de la discrétion, qui règle la ferveur de l'amour véhément dont l'âme paraît
comme enjouée dans le cellier (5). 5. Fortifiez-moi avec des fleurs. L'Epouse donc conduite dans ce lieu
de délices et transportée du ressouvenir d'une si grande marque d'amitié, elle
tombe malade d'amour, et demande qu'on la soutienne. Avec des fleurs : « avec des bouteilles » (hébr.).
C'est-à-dire en lui faisant prendre du vin. Apportez
des citrons autour de moi : de ces fruits dont l'odeur et le jus raniment
les esprits, comme sont les citrons et les grenades. Ce qui nous figure les
consolations que Jésus-Christ donne à l'âme dans sa faiblesse, et que nous
appelons dévotion sensible. Dans la vie spirituelle, les commençants se
laissent prendre au goût de cette dévotion, et ils mettent tous leurs soins à
l'entretenir. 6. De sa main gauche il me soutient la tête, et il m'embrasse de sa droite.
Après leurs doux entretiens et leurs caresses mutuelles, enfui sur le soir,
l'Epouse se repose entre les bras de l'Epoux, étant obligée d'avouer que c'est
lui qui la soutient de sa main gauche, et qui l'embrasse et la défend de sa
droite : où nous est figurée la grâce de Dieu, mêlant la douceur et la suavité
avec la force qui nous fait agir. Or le Verbe semble se reposer dans le 1 Ruth, III, 9.—
2 Matth.,
XI, 28. — 3 Luc.,
XXIV, 32. — 4 Odyss.,
VI. vers, 237. — 5 S. Bern.,
Serm.
XLIX in
Cant.
631 sein de l'âme
fidèle, lorsqu'il apaise le trouble de ses passions ; en sorte qu'il chante
avec David : « Je m'endormirai dans la paix ; en elle je prendrai mon repos,
puisque vous êtes, Seigneur, le ferme appui de mon espérance (1) : » en quoi
consiste le bienheureux sommeil d'une âme qui s'abandonne à Jésus-Christ et qui
se repose toute en lui : dont il sera encore parlé au chap. v, vers. 2. Ainsi
finit le premier jour. SECOND JOUR.
7. Filles de Jérusalem, je vous
conjure par les chevreuils et par les biches de la campagne : gardez-vous
d'éveiller ma bien-aimée. Le second jour de l'Eglogue commence à l'instant
que l'Epouse doit s'éveiller. Elle dort encore d'un sommeil tranquille, lorsque
l'Epoux la quitte : il défend donc qu'on l'éveille ; et tandis qu'elle achève
de prendre son repos, il s'en va à son travail ordinaire. Filles de Jérusalem, gardez-vous d'éveiller. C'était la coutume de
chanter deux épithalames : l'un au soir, au coucher des nouveaux mariés ;
l'autre au matin, au lever de l'épouse, afin qu'elle s'endormît et qu'elle
s'éveillât au doux concert de chansons d'heureux présage. Nous l'avons vu déjà
plusieurs fois dans Théocrite : les jeunes filles viennent féliciter Ménélas et
Hélène de leur heureux mariage ; et après avoir achevé le cantique nuptial du
coucher, elles promettent de revenir avant l'aurore au chant du coq qui doit
les éveiller à l'heure qu'il le faudra recommencer (2). Ainsi l'Epoux voyant
les compagnes de l'Epouse arrivées et prêtes à élever leurs voix : Gardez-vous, leur dit-il, d'éveiller ma bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle
le veuille. Je vous eu conjure par les chevreuils et par les biches : par
l'objet de vos plaisirs, par vos chevreuils et par vos biches : nous faisant
entendre qu'il parle à des chasseresses. Aussi les jeunes filles de Palestine
pouvaient bien avoir l'usage de tirer de l'arc, comme leurs voisines les jeunes
filles de Tyr (3). Ce qui nous donne occasion de rapporter ce trait des
anciennes mœurs, pour l'amour de ceux qui les aiment. Car alors les vierges et
les jeunes filles, bien éloignées de la mollesse et de la nonchalance de celles
d'aujourd'hui, actives et vigilantes, elles se faisaient un exercice continuel
de la chasse et de toute sorte de travaux. Dans le sens spirituel, Jésus-Christ
a des chasseurs aussi bien que des pêcheurs : ce qui fait dire au prophète : «
Je leur enverrai des chasseurs en grand nombre
(4). » Ici il défend aux âmes fidèles qui travaillent au salut des
autres, de remettre dans la vie active quelque grande âme, enflammée de l'amour
divin et élevée à une haute contemplation, où elle jouit d'une douce tranquillité,
jusqu'à ce qu'y étant poussée par l'esprit de Dieu, elle s'y porte d'elle-même.
«Car l'Epoux sait que l'Eglise, cette bonne mère, 1 Ps. IV, 9, 10. — 2 Idyl.
XVIII. — 3 Virg., Aeneid., liv. I.
— 4 Jerem., XVI, 16.
632 est toujours
attentive aux progrès de ses en fans par le zèle de son amour : c'est pourquoi
il n'a pas craint de lui confier ce secret de la conduite des âmes (1). » « Les
hommes charnels qui sont dans l'Eglise, dit saint Grégoire, ne cessent de
troubler le repos des saintes âmes dans la contemplation, » parce que les
voyant éloignées des occupations du monde, ils croient qu'elles passent leur
vie dans l'inutilité. Les chevreuils et les biches, dont il est parle plusieurs
fois en ce livre, marquent les âmes fidèles, qui se relèvent si promptement,
qu'à peine s'aperçoit-on qu'elles soient tombées, et qui vont à la perfection à
grands pas, comme si elles s'avançaient en sautant. Ma bien-aimée: mon amour; (hébr. ) : « l'Epouse elle-même,» mon amour et mes délices, ou
plutôt l'amour même. 8. J'entends la voix de mon bien-aimé. Il semble que l'Epouse se dise
ces choses à elle-même, comme il arrive dans un grand transport, et que
l'Epoux, comme attiré par ses vœux et par ses soupirs, revienne ensuite à elle.
Car comme elle était toute occupée de lui-même dans le sommeil, dès qu'elle
s'éveille, elle croit d'abord entendre sa voix : elle le voit venir à elle à
grands pas, sautant par dessus les montagnes et les collines à la manière des
chevreuils et des biches, déjà tout proche et attaché à sa fenêtre. En effet
nous avons vu l'Epoux sortir dès le matin; mais se sentant pressé par son
amour, il revient et paraît à l'instant. 9. Mon bien-aimé ressemble au chevreuil et au faon d'une biche. Ce
sont des paroles de tendresse que l'époux et l'épouse se disent souvent l'un à
l'autre : telles que celles-ci dans les Proverbes
: « Ma belle biche, mon aimable chevreuil, que ses mamelles soient vos délices
en tout temps : mettez toute votre joie dans son amour ( cet
amour chaste et conjugal ) (2). » Ces termes de caresses étaient simples et
naturels à de jeunes hommes et à de jeunes filles également exercés à la chasse
: ils marquent ici la vitesse avec laquelle l'Epoux est revenu. Le voilà debout derrière le mur. Cette
vie passagère est un mur qui nous sépare de Jésus-Christ. L'ancienne loi est
aussi ce mur que Jésus-Christ a abattu par sa mort, pour réunir dans son Eglise
les Gentils avec le peuple de Dieu, en détruisant leur inimitié (3). Nos péchés
sont un mur qui nous sépare de Dieu et qui nous cache sa face, empêchant qu'il
ne nous écoute (4), ou que sa voix ne vienne jusqu'à nous. Ce mur, c'est encore
toutes les créatures, en qui Dieu est caché et par lesquelles il nous parle ;
enfin, s'il est permis de le dire, ce mur est la chair de Jésus-Christ qui nous
cache sa divinité, mais qui sert à faire éclater sa puissance et à nous faire
entendre les doux accents de sa divine parole. Il regarde par la fenêtre. Il
n'entre pas, de peur d'éveiller l'Epouse ; mais ne pouvant résister à l'ardeur
de son amour, il lui parle dès le premier abord. Ce qui fait 1 S. Bern., Serm. LII in Cant. — 2 Proverb.,
v, 19.—
3 Ephes.,
II, 14.— 4 Is., LIX, 2.
633
dire à saint
Ambroise : « Il semble que l'Epoux s'abandonne à un amour folâtre, lorsqu'il
veut éprouver les sentiments de sa bien-aimée : il sort souvent pour se faire
chercher par l'Epouse; et soudain il revient pour lui faire désirer ses
caresses : il est debout derrière le mur, il regarde par la fenêtre, il
s'avance à travers des châssis ; moitié dedans, moitié dehors, il est à la fois
absent et présent, pour attirer l'Epouse à lui et pour rendre leur entrevue
plus agréable, en excitant leur amour par leur doux entretien (1). » 10. Levez-vous, hâtez-vous : « annoncez la parole, pressez les hommes à
temps, à contre-temps : (2) » avancez votre ouvrage.
Car ni l'efficace de l'esprit, ni le péril des âmes ne peuvent souffrir un
travail languissant. Levez-vous : quittez le saint repos de la contemplation,
où vous ne pensez qu'à moi, et venez éveiller les âmes lâches. Ma colombe : n'est pas dans l'hébreu :
il a été pris du grec; mais l'hébreu même le porte ici, vers. 14. 11. L'hiver : c'est le temps des persécutions et des tentations. 12. Les fleurs commencent à paraître : la beauté du printemps attire à
la campagne. Voici le temps de tailler la
vigne : venez, prenons des serpettes, allons ensemble nettoyer les arbres
et les vignes, coupons leur bois inutile. Dans le sens spirituel, Origène
explique ceci de la « rémission des péchés et du retranchement des mauvais
désirs (3). » La voix de la tourterelle:
qui aime le haut des montagnes et des arbres, c'est la voix des âmes élevées à
une haute contemplation et vivant dans l'éloignement du monde. C'est aussi la
figure d'une épouse très-fidèle et très-chaste, qui garde la foi donnée à son
premier époux, et qui après lui ne s'attache à aucun autre. Enfin la voix de la
tourterelle, qui gémit et soupire tendrement, plutôt qu'elle n'exprime aucun
son, c'est le saint gémissement d'une âme solitaire, pleurant son éloignement
de Jésus-Christ, vers qui tendent tous ses désirs. 13. Le figuier a poussé des bourgeons : « Entendez la parabole du
figuier (4) : » et apprenez à connaître l'avancement des âmes par les branches,
par les feuilles, les nœuds et les fruits qu'elles produisent (5). Les vignes en fleurs : si la vigne est
en fleur, il y aura du raisin : si les fleurs répandent une bonne odeur, le vin
sera bon; jugez-en de même des âmes pieuses. 14. Ma colombe: l'Epouse est
comme une colombe solitaire et tremblante, qui se tient cachée dans les fentes des rochers, et dans les
trous des murailles, ou dans les ouvertures d'une masure qui s'écroule.
Venez, sortez de vos ténèbres. Montrez-moi
votre visage, faites-moi entendre votre voix : si vous ne voulez pas
m'ouvrir, au moins montrez-vous : dites-moi quelque parole : et que dans ma
douleur et dans le transport de mon amour, je reçoive de vous cette
consolation. C'est ainsi qu'un amant veut que sa bien-aimée lui accorde 1 Ambr. in Ps.
CXVIIII, octon.
6. — 2 II Tim., IV, 2. — 3 Hom. II
in Cant. — 4 Matt., XXIV, 32. — 5 Orig. Hom. III in Cant.
634 de bon cœur ses
moindres faveurs, et il en est de môme de Jésus-Christ à sa manière. 15. Prenez-nous les petits renards : enfin l'Epouse se lève après se
l'être fait dire tant de fois : et alors l'Epoux adresse la parole aux jeunes
filles, ses compagnes, les invitant toutes à chasser avec elle les petits
renards qui rongent la vigne. Ainsi finit le second jour, avec ses
divertissements delà campagne; l'Epouse, fatiguée d'avoir couru à travers les champs
en suivant la chasse, revient la première à la maison, sollicitant l'Epoux de
s'y rendre incessamment : car elle ne peut vivre sans lui, ni lui sans elle; ce
qui lui fait dire : 16. Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui : ce qu'elle répète encore
au ch. VI, vers. 2, et au ch. VII, vers. 10, où se rapporte cette parole de
l'Apocalypse : « Je souperai avec lui, et lui avec moi (1). » Il paît ses troupeaux parmi les lis :
cette version est plus conforme à l'hébreu. Ainsi l'Epoux, qui conduit ses brebis
dans des pâturages semés de lis, prend aussi sa nourriture et son repos dans
des lieux très-agréables. Ce que l'Epouse répète encore au ch. VI, vers. 2,
envisageant toujours l'Epoux au milieu des fleurs et des délices du printemps.
Saint Ambroise fait ici cette belle remarque : « Peu de personnes peuvent dire
: Mon bien-aimé est à moi, et je suis à
lui. Celui-là le dit avec vérité, qui s'attache à Dieu de tout son cœur, et
n'en détourne jamais ses pensées ailleurs : mais non celui à qui le Fils de
Dieu ne peut suffire, quoiqu'il possède tout; non encore celui qui s'attrista,
lorsqu'il lui fut ordonné de tout vendre, mais celui-là le dit bien qui peut
s'écrier avec confiance (2) : « Nous avons tout quitté pour vous suivre (3). » 17. En attendant que le jour vienne : jusqu'à ce que le jour vienne.
Dès que le jour commence à poindre, un petit vent souffle et les ténèbres se
dissipent. C'est de ce zéphyre que le poète fait dire
à Anchise : « J'ai été saisi du vent qu'excitent dans l'ardeur de leur course
les chevaux du soleil montant sur l'horizon. » Et que les ombres se dissipent : « que elles s'enfuient, » dit
l'hébreu. Revenez, mon bien-aimé, soyez
comme le chevreuil et le faon d'une biche, qui habitent sur les montagnes de Béther : Adrichomius a
remarqué que dans la tribu de Benjamin, il y a des montagnes couvertes de
forêts, semées de plantes aromatiques, où les cerfs et les chevreuils se
plaisent beaucoup. L'Epouse veut donc que l'Epoux dans sa retraite égale la
vitesse de ces animaux, si légers et si vifs. Revenez, lui dit-elle, plus vite
que les chevreuils et que les biches, vous reposer avec moi, jusqu'à ce que le
jour vous rappelle à votre travail.
1 Apoc, III, 20. — 2 Serm. II sur
le Ps. CXVIII. — 3 Matth. XIX, 22, 27.
635 RÉFLEXION.
Sous ces figures nous est représentée une âme élevée, qui, morte à ses sens
et jouissant en elle-même d'une profonde paix, ne se laisse émouvoir qu'à la
voix de l'Epoux qui lui parle intérieurement. Il souffle donc comme il lui
plaît : il vient, il s'échappe, il s'approche, il se hâte, il se retire et se
fait encore appeler, il se fait voir à la fenêtre et par la jalousie ; car en
cette vie il ne se découvre point dans sa gloire. 11 presse et sollicite
l'Epouse de secouer la paresse qui la retient enfermée, et de venir à lui
dehors; de faire effort pour le voir, non plus à travers des jalousies et des
fenêtres, mais en public et face à face (1). Le printemps qui succède à
l'hiver, signifie la rémission des péchés par la pénitence, où l'on voit naître
les prémices des vertus, comme des fleurs qui promettent tût après des fruits :
et alors l’âme, attentive à elle-même, répand une douce odeur très-délicieuse à
l'Epoux. Ainsi cette agréable nouveauté de vie est pour le second jour : et de
là vient qu'il est parlé de l'hiver nouvellement passé, à cause que la
conversion ne fait que commencer; et de fleurs plutôt que de fruits, car
quoiqu'on voie déjà beaucoup de vertus, il y en a encore plus à espérer : et du
temps de tailler la vigne, parce qu'il reste beaucoup de défauts à corriger :
et enfin, ce qui revient au même sens sous une autre figure, c'est l'ordre que
l'Epoux donne de chasser les petits renards. Car, selon Origène, les malins
esprits sont figurés par les petits renards, qui vont aux vignes par leurs
terriers, en ronger les premiers bourgeons, et emportent ainsi toute
l'espérance des fleurs (2). On y doit aussi entendre les mauvais désirs, qu'il
est aisé d'étouffer dès leur naissance, de même qu'il est aisé de prendre les
renards lorsqu'ils sont encore petits. Il faut donc écraser contre la pierre
les petits de Babylone, de peur que les cupidités dangereuses ne prennent
racine en nous : saint Bernard suit cette interprétation d'Origène et des
autres Pères. L'Epoux sautant les montagnes et s'élevant au-dessus des collines,
c'est Jésus-Christ qui laisse les anges et sauve la postérité d'Abraham. Le
même Jésus-Christ nous est encore figuré, dit Origène, découvrant
intérieurement les mystères de l'Ecriture à une âme étonnée de sa profondeur,
lorsque l'Epoux s'approche de l'Epouse pour lui parler, se tenant d'abord caché
derrière le mur, puis se faisant voir au grand jour par les fenêtres et par les
châssis (3). Car à mesure que Jésus-Christ s'approche de l’âme, qu'il éclaire
ses doutes et dissipe ses ténèbres, il lui paraît s'élever à proportion
au-dessus des collines et des montagnes, parce qu'alors il répand en elle
l'intelligence des vérités les plus hautes. L'hiver marque encore la passion du
Sauveur, et le printemps la naissance
1
Orig., Hom. III in Cant.— 2
Idem, Hom. IV. — 3 Idem, Hom.
III
636 de l'Eglise, Le
temps de tailler la vigne figure les persécutions, où l'Eglise s'est tant
accrue par le sang des martyrs : et l'odeur de la vigne en fleur, la gloire des
nouvelles Eglises si célèbres par toute la terre. La voix de la tourterelle,
c'est le gémissement de l'Eglise pleurant l'éloignement de Jésus-Christ et se
sentant pressée du désir de le revoir : et encore les saintes larmes d'une âme
pénitente. Les petits renards sont les hérétiques qui déchirent l'Eglise, s'insinuant
d'abord dans les esprits avec des artifices détestables, et ensuite faisant la
désolation tout ouvertement, sans qu'on puisse les retenir, si on ne s'oppose à
eux dès le commencement : car l'hérétique est comme le renard, un animal rusé
qui ne s'apprivoise jamais. Dans ces deux premiers jours, on voit croître l'amour de l'Epouse comme par
degrés. Dès le premier, clic montre son ardeur, en demandant à l'Epoux avec
confiance les plus tendres marques de son amour : mais venant à con-noître sa beauté, elle entre en défiance, craignant de ne
lui être pas agréable; et elle essaie de lui plaire par ses caresses. Cependant
il semble qu'elle ignore encore le lieu où il prend son repos, et qu'elle ne
sait pas même le distinguer entre ses compagnons. Mais au second jour, à peine
l'Epoux est-il sorti, qu'il revient à grande hâte, sans attendre qu'on
l'appelle. Il propose d'abord à l'Epouse la beauté de la campagne, en se
servant des paroles les plus tendres; et il l'attire ainsi a l'écart, pour
vivre avec elle sans distraction. Il l'excite à détruire les petits renards, et
à ôter de dessus elle sa première noirceur : ce qui nous apprend que tout ceci
regarde la vie purgative et le premier degré de la perfection chrétienne; mais
néanmoins on y voit les commencements de la sainte contemplation, dans ce doux
sommeil de l'âme qui se repose tranquillement entre les bras de l'Epoux. CHAPITRE III.
Le lit; l'Epouse
cherche l'Epoux et elle ne le trouve point; elle fait le tour de la ville et elle
tombe entre les mains des gardes; le lit de Salomon avec ses tentures, sa
garde, son diadème. TROISIÈME JOUR.
L’EPOUSE 1. Pendant les nuits j'ai cherché
dans mon lit celui que j'aime : je l'ai cherché et je ne l'ai point trouvé. 2. Je me lèverai et je ferai le tour
de la ville : je chercherai celui que j'aime dans les rues et dans les places.
Je l'ai cherché, et je ne l'ai point trouvé.
637 3. (Hébr.)
Les gardes de la ville faisant la ronde (1) m'ont rencontrée :
N'avez-vous pas vu celui que
j'aime? 4. A peine les avais-je passés, que
j'ai trouvé celui que j'aime. Je le tiens, et je ne le laisserai point aller,
que je ne l'aie conduit dans la maison de ma mère et dans la chambre de celle
qui m'a enfantée.
L’EPOUX. 5. Filles de Jérusalem, je vous
conjure par les chevreuils et par les cerfs de la campagne, gardez-vous
d'éveiller ma bien-aimée et de troubler son sommeil, jusqu'à ce qu'elle le
veuille.
LES JEUNES
FILLES, COMPAGNES DE L'ÉPOUSE. 6. Qui est celle-ci qui du désert s'élève comme une petite colonne de fumée
aromatique de myrrhe et d'encens, et de toutes sortes de parfums ?
L’EPOUSE 7. Voilà le lit de Salomon que
gardent soixante braves, des plus vaillants d'Israël : 8. Tous sachant manier l'épée, et
très-habiles à la guerre : chacun d'eux a l'épée au côté, pour le défendre des
surprises de la nuit. 9. Le roi Salomon s'est fait faire un lit de bois du Liban. 10. Il en a fait les colonnes
d'argent, le dossier d'or et le fond d'écarlate : l'amour est étendu au milieu,
à cause des filles de Jérusalem. l'épouse a ses
compagnes. 11. Sortez, filles de Sion, et
considérez le roi Salomon avec le diadème, dont sa mère l'a couronné, au jour
de ses noces et au jour de la joie de son cœur. EXPLICATION.
TROISIÈME JOUR. 1. J'ai cherché dans mon lit :
ainsi commencent les épreuves et les peines de l'Epouse, qui doit par là
s'élever à un état plus sublime. C'est pourquoi
1 Vulg. : « Les sentinelles qui gardent la
ville. »
638 dès le
commencement du troisième jour, après avoir longtemps attendu l'Epoux dans son
lit, elle s'inquiète de ce qu'il ne revient pas, même bien avant dans la nuit ;
et enfin ne pouvant plus longtemps supporter son absence, elle s'en va le
chercher. Pendant les nuits : le
pluriel se met souvent pour le singulier; mais peut-être que l'Epouse s'exprime
ici au pluriel, parce que l'impatience d'attendre lui fait trouver une seule
nuit aussi longue que deux. 2. Je ferai le tour de la ville : malheureuse que je suis ! Après avoir possédé le Verbe qui m'avait reçue
d'abord dans son sanctuaire par la voie sublime de la contemplation, je me vois
contrainte à le chercher çà et là, errant comme une folle le long des rues et
dans les places, sans guide et sans savoir où je vais. Les âmes pieuses, même
les plus élevées, sont souvent de cette sorte abandonnées à elles-mêmes pour un
temps; mais plus l'Epoux semble s'éloigner, plus il faut être attentif à le
chercher dans sa retraite et à le suivre dans sa fuite. Je chercherai dans les rues et dans les places : je parcourrai le
ciel et la terre, en suivant partout les traces de ses pas, et je le
redemanderai à toutes les créatures. 3. Les gardes de la ville faisant la ronde (hébr. ) : voilà les pasteurs de l'Eglise et la sollicitude
pastorale bien marqués. N'avez-vous pas vu
celui que j'aime? comme si chacun devait savoir sa
pensée (1). 4. Que je ne l'aie conduit dans la maison de ma mère, et dans la chambre
de celle qui m'a enfantée : il est encore parlé de cette chambre au ch.
VIII, vers. 2. Les anciens avoient dans leurs maisons une chambre où se
conservait la couche nuptiale, et c'était un lieu sacré dans la famille : ainsi
Isaac fit entrer Rébecca dans la tente de sa mère, où il la prit pour femme
(2). Il semble donc que l'Epouse appelle sa mère, la mère même de l'Epoux; ou
que se servant d'une façon de parler proverbiale, elle prend la couche nuptiale
pour le lit de sa mère. Mais la propriété des termes semble signifier autre
chose; car il est dit : La chambre de
celle qui m'a enfantée : ou qui m'a « conçue, » selon la force de l'hébreu.
Aussi se peut-il faire que la fille de Pharaon venant à Jérusalem, amenât sa
mère avec elle, puisque nous voyons au ch. VI, vers. 8. qu'elle était sa fille
unique et qu'elle en était tendrement aimée. Peut-être aussi que l'Epouse ayant
joint l'Epoux dans sa fuite, l'aurait conduit à sa très-chère mère, afin que
par ses soins elle l'arrêtât au logis. Tout ceci s'est accompli à la lettre, en
la personne de Marie-Madeleine, figure de l'Eglise (3) : elle sort de son lit
avant le jour, pour aller chercher Jésus, et ne l'ayant pu trouver, elle court
çà et là, du tombeau aux apôtres, et des apôtres au tombeau, où elle voit, non
Jésus, mais les anges qui étaient comme les pasteurs de l'Eglise : puis
regardant de tous côtés, elle aperçoit Jésus même, mais sous une figure
étrangère ; et dans un transport semblable à celui de l'Epouse,
1 S.
Bern., Serm., LXXIX in Cant. — 2 Genes., XXIV, 67. —
3 Joan, XX, 1, 2, 13, 17.
639 elle s'écrie : «
Seigneur, n'est-ce pas vous qui l'avez enlevé (1)»? » Enfin elle le voit de
près, elle lui touche les pieds, quoique Jésus-Christ l'en éloignât (2) : et
depuis elle ne l'a jamais quitté, ayant cru d'abord sa résurrection avec une
ferme foi, et en ayant la première porté la nouvelle à l'Eglise affligée. 5. Gardez-vous d'éveiller : le
matin l'Epoux se lève, et laissant l'Epouse endormie, il donne à ses compagnes
les mêmes ordres que ci-dessus, ch. II, vers. 7. 6. Qui est celle-ci ? La voilà
levée; elle sort de sa chambre, toute parée et parfumée : et la troupe des
jeunes filles qui la suivent, s'écrie d'étonnement : Qui est celle-ci? Du désert : du milieu des champs, où
elle cherchait l'Epoux. Une petite
colonne : c'est l'hébreu à la lettre. 7. Voilà le lit de Salomon : ce n'est pas moi qu'il faut admirer, mais
Salomon, mon époux, et la garde qui l'environne; la magnificence de son palais
et la richesse de ses meubles. Voici donc Salomon qui vient de soi-même
au-devant de l'Epouse, après qu'elle l'a tant désiré. Ce n'est plus un simple
berger, il paraît avec toute la magnificence royale, la couronne sur la tête,
au milieu de sa garde ordinaire, comme s'il voulait faire parade de la noblesse
et de la force de cette troupe en présence de l'Epouse. Il y a une semblable
peinture de David au second livre des Rois, ch. XXIII, vers. 8, où il est
représenté dans son trône, entouré de l'élite de ses soldats. 8. Pour le défendre des surprises de la nuit : c'était leur premier
soin; mais ils ne laissaient pas de faire la garde pendant le jour, pour
montrer la magnificence du roi. 9. Un lit : quelques-uns traduisent sur l'hébreu, «un lit nuptial
: » d'autres, « une litière» ou « une chaise de porteurs; » ce qui convient
mieux à cette pompe. De bois du Liban
: de cèdre, qui est un bois odoriférant et incorruptible. 10. Le dossier d'or et le fond d'écarlate : l'hébreu peut aussi
signifier : «la courte-pointe d'or et la housse
d'écarlate. » L'amour est étendu au
milieu ; (hébr.) : « Il occupe tout le milieu:» l'amour
même, c'est-à-dire Salomon est couché au milieu. Sous cette figure l'Epouse est
aussi appelée amour, au ch. n, vers. 7, et dans ce chapitre, vers. 11. Sortez, filles de Sion: Salomon va paraître revêtu de sa gloire;
c'est pourquoi l'Epouse avertit ses compagnes d'observer avec soin la
magnificence de l'Epoux, et combien sa mère se plaît à le parer. Avec le diadème : le rabbin Eliézer remarque qu'on mettait des couronnes sur la tête
des époux, même des particuliers (3). 1 Joan., xx, 15.— 2 Bed., liv. III
in Cant.— 3 Pirce Abot,
cap.
XVI.
640 RÉFLEXION.
Cette figure nous représente l'Eglise ou une âme forte, sa plus noble
portion, lorsqu'affermie dans la vertu, elle est exposée à toutes sortes
d'épreuves. En cet état elle ne perd point courage; mais se levant, elle va
cherchant dans l'Eglise et partout, où elle découvre quelques traces de
l'Epoux. Les pasteurs de l'Eglise la rencontrent dans cette agitation. Si elle
les eût écoutés, elle allait joindre son bien-aimé ; mais elle ne s'arrête pas
à eux, parce qu'elle n'en espère point toute sa consolation. Elle passe donc un
peu plus loin, sans néanmoins s'écarter d'eux tout à fait; et aussitôt elle
trouve l'Epoux : car il paraît tout à coup, comme s'il eût été seulement caché.
Dès qu'il approche, l'Epouse le tient serré entre ses bras, jusqu'à ce qu'elle
se repose avec lui dans le sanctuaire de l'Eglise, mère commune des fidèles. Ce
qui nous figure la participation aux saints mystères, l'intelligence des sens
les plus profonds des Ecritures et les secrets de la sagesse divine communiqués
à l'âme sainte. Les parfums signifient les bonnes œuvres et les bons exemples
de l'Epouse. L'endroit où Salomon est nommé est un de ceux où les Epoux
quittent pour un moment leur personnage de pasteurs, et paraissent ce qu'ils
sont en effet, pour nous apprendre que l'Epoux, après s'être fait chercher avec
beaucoup de soins, de travail, et avec une longue persévérance, se découvre
lui-même à l'âme dans toute sa gloire, comme étant le véritable Salomon, Roi,
Messie, Dieu même. C'est pourquoi, dans la personne de Salomon, l'Eglise nous
découvre les plus hauts mystères de Jésus-Christ, sa force qui n'a pu être
vaincue par la mort, ses apôtres qui l'environnent de tous côtés avec les
docteurs, sa magnificence lorsqu'il monte au ciel et qu'il verse les lumières
du Saint-Esprit sur l'Eglise, car alors il manifeste au dehors sa divinité
cachée auparavant, et déclare que « toute puissance lui est donnée au ciel et
en la terre (1) : » il paraît éclatant de gloire, «et sa tête chargée de
plusieurs diadèmes. (2)» Au jour de ses
noces : lui qui est sans tache, s'unissant à l'Eglise qui est aussi sans
tache, et la purifiant de ses souillures par l'attouchement de son corps et de
son sang (3).
1 Matth.,
XXVIII, 18. — 3 Hebr., XIX, 12 ;
Apoc., XIX, 12. — 3 Apon. 641 CHAPITRE IV.
Les yeux de
l'Epouse comparés à ceux des colombes, sa beauté qu'on ne peut exprimer, ses
cheveux, ses dents, ses mamelles; elle est toute belle: l'Epoux en est blessé,
il trouve en elle la douceur du miel et la blancheur du lait, l'odeur des
parfums et le cristal des eaux; elle est un jardin fermé; l'aquilon, les vents.
L’EPOUX. 1. Que vous êtes belle, ma
bien-aimée, que vous êtes belle (1) ! Vous avez des yeux de colombes, sans
ce qu'on ne peut exprimer. Vos cheveux sont comme des troupeaux de chèvres, qui
se promènent sur le mont Galaad. 2. Vos dents ressemblent à des
troupeaux de brebis nouvellement tondues et sortant du lavoir; chacune a deux
petits jumeaux, et nulle d'entre elles n'est stérile. 3. Vos lèvres sont comme un ruban
d'écarlate : et votre parole est douce. Vos joues sont semblables à un éclat de
grenade, sans ce qu'on ne peut exprimer. 4. Votre cou ressemble à la tour de
David, avec ses fortifications ; mille boucliers y sont suspendus, et toute
sorte d'armes de vaillants hommes. 5. Vos deux mamelles sont comme deux petits chevreuils jumeaux
, qui paissent parmi les lis. 6. En attendant que le jour vienne et que les ombres se retirent, j'irai à
la montagne de la myrrhe et à la colline de l'encens. 7. Vous êtes toute belle, ma
bien-aimée, vous êtes sans tache. 8. Venez du Liban, mon épouse, venez
du Liban; venez et vous serez couronnée : venez du haut d'Amana,
du sommet de Sanir et d'Hermon, des retraites des
lions et des montagnes des léopards. 9. Vous m'avez blessé au cœur, ma
sœur, mon épouse ; vous m'avez blessé au cœur par un de vos regards et par un
de vos (hébr.) carquans
(2). 10. Que votre amour est bon, ma
sœur, mon épouse (hébr.) ;
1 Hébr. : «Vous voilà belle, ma hieu-aimée,
vous voilà belle!» — 2 Vulg. : « Un de
vos cheveux. »
642 votre amour vaut mieux
que le vin1, et l'odeur de vos parfums passe toutes les senteurs. 11. Vos lèvres, mon épouse, c'est un rayon de miel ; le miel et le lait
coulent sous votre langue : et l'odeur de vos habits est comme l'odeur de
l'encens. 12. Ma sœur, mon épouse est un
jardin fermé et une fontaine scellée. 13. Vos rejetons ressemblent à un
verger de grenadiers avec les fruits de tous ses arbres de troène et de nard. 14. C'est comme le nard et le
safran, le sucre et la cannelle, avec toute sorte d'arbres de bonne odeur, tous
les arbres du Liban : la myrrhe et l'aloës, avec
toutes sortes d'excellents parfums. 15. C'est comme la fontaine d'un
jardin ou un puits d'eaux vives, qui se précipitent du Liban. 16. Lève-toi, aquilon, viens, zéphyre : soufflez
dans mon jardin, et que les parfums s'exhalent. EXPLICATION.
1. Que vous êtes belle !
Souvenons-nous que Salomon est en la présence de l'Epouse, et qu'après lui
avoir montré sa grandeur, il va lui donner des marques signalées de son amour. Sans ce qu'on ne peut exprimer : « sans
ce qui est caché » ( hébr.
), et qui n'est connu que de vous et de moi. Ces paroles sont répétées au vers.
3, et encore au ch. VI, vers. 6. Les Septante traduisent : « Outre ce qu'on ne
peut dire ; » et l'ancienne Vulgate y est conforme, comme on le peut voir dans
saint Ambroise et dans saint Jérôme (2). C'est pour comprendre en un mot toutes
les belles qualités de l'Epouse, tant de l'esprit que du corps, et pour nous
faire entendre qu'outre cette beauté qui lui attire des louanges de chacun,
elle a des beautés particulières que tout le monde ne découvre point : que sur
son visage même et dans ses yeux, sur ses joues, sur ses lèvres et le reste, il
y a une bonne grâce, des agréments et des charmes qu'on ne peut exprimer. Les
amans se piquent de connaître mieux que personne toutes les beautés de leur
bien-aimée. D'autres voudraient entendre ici quelque chose de plus caché :
quoique les termes n'y répugnent pas et que saint Jérôme même ne s'en éloigne
point, tout ce qu'ils peuvent dire n'a aucun rapport à. la suite du discours,
comme on le voit clairement. D'autres
1 Vulg. :
«Que vos mamelles sont belles!... Vos mamelles sont plus agréables que le
vin. » — 2 S. Ambr.,
passim; S. Hieron.
In Isai.
643 tournent sur
l'hébreu : « outre vos cheveux, » parce que les cheveux tombent sur le front et
sur les joues, y répandent une nouvelle grâce, mais qui n'est pas telle,
qu'elle mérite d'être relevée deux et trois fois avec tant de passion. Quoi
qu'il en soit, ces beautés cachées de l'Epouse, qui ont tant de charmes pour
l'Epoux, et que toutefois il faut taire avec un silence respectueux, regardent
particulièrement le sens spirituel, que nous expliquerons plus commodément à la
fin du chapitre. Comme des troupeaux de
chèvres : il compare la tête de l'Epouse à une montagne qu'on voit de loin,
ce qu'il répète au ch. VII, vers. 5, et ses cheveux à un troupeau de chèvres,
parce qu'ils sont noirs et luisants, et parce que les bestiaux marchant en
troupe sur le haut des montagnes, paraissent de loin flottant comme des vagues. 2. Vos dents ressemblent à des troupeaux de brebis nouvellement tondues
: tant elles sont blanches, égales et bien rangées. Chacune a deux petits jumeaux : ce qui est ajouté pour l'ornement
et pour mettre la chose dans une plus grande évidence. Car il n'est pas
nécessaire dans les comparaisons ou les allégories, de trouver tous les
rapports et de les faire cadrer jusque dans les moindres choses, pourvu que
tout s'accorde en gros. Au reste, ce qui semble ici ne pouvoir s'entendre
littéralement, s'expliquera mieux au sens spirituel que nous donnerons dans la
suite. Il est bon toutefois d'avertir que pour sauver le sens littéral de ces
comparaisons magnifiques prises des troupeaux, des montagnes, des tours, des
villes, qui reviendront encore plusieurs fois, il suffit qu'elles aient quelque
rapport à la nature de l'amour. En effet, comme les amans dans leurs transports
croient voir dans l'objet de leur amour des choses au-dessus d'eux-mêmes et
plus augustes que la beauté humaine, ils rassemblent tout ce qu'il y a de beau,
de brillant et d'agréable, pour se figurer l'image de la beauté qu'ils aiment,
sans rejeter même ce qui n'est pas usité dans le langage ordinaire, tant ils
ont l'imagination pleine de l'objet de leur passion. Mais lorsqu'ils ne peuvent
en exprimer la beauté par leurs paroles, ils y emploient les idées les plus
hardies et quelquefois les moins convenables, qu'ils empruntent d'ailleurs : à
quoi les orientaux sont naturellement portés par la vivacité de leur esprit. 3. Vos joues sont semblables à un éclat de grenade : par leur rondeur
et par leur couleur. 4. Votre cou ressemble à la tour de David: le cou haut et droit. Avec ses fortifications, qui sont les
épaules, car l'Epouse est vraiment belle : elle n'est pas maigre ni d'une
taille effilée comme un jonc, comme dit le Poète; mais elle se fait également
admirer par cet air majestueux qui accompagne sa beauté. Mille boucliers y sont suspendus : c'est le grand nombre et
l'arrangement de ses pierreries. Et
toutes sortes d'armes de vaillants hommes : comme si elle était chargée des
présents de ses amans, à la manière des temples, où sont suspendues les armes
des chefs des peuples vaincus.
644 5. Vos deux mamelles sont comme deux
petits chevreuils jumeaux: comme deux petits animaux sauvages, qui ne se
laissent point toucher. C'est un éloge de la chasteté de l'épouse, qui plus
elle est belle, mieux elle sait se faire respecter. On ne peut laisser échapper
ces tendresses d'amans dans un amour chaste et conjugal, sans au moins les
indiquer et les toucher légèrement pour faire voir l'élégance de ce poème. Qui paissent parmi les lis : pour
marquer la blancheur du sein de l'Epouse. 6. En attendant que le jour vienne,
j'irai à la montagne de la myrrhe : je m'approcherai de l'Epouse toute
parfumée, vers. 10, 11,14, 8. Venez et vous serez couronnée: de quelque endroit que vous veniez,
du Liban ou du mont Hermon , célèbres par leur fertilité et par leur beauté, ou
des déserts affreux et des retraites des bêtes féroces, quelque contrée de la
Judée que vous ayez parcourue, ou en chassant, ou en faisant voyage, vous serez
reçue avec plaisir et avec joie : nous vous cueillerons des fleurs, et nous
vous en ferons des couronnes. D'autres l'entendent ainsi : Quittez les
montagnes que vous habitiez et où vous étiez errante : venez et demeurez avec
moi. Vous serez couronnée : d'autres traduisent de l'hébreu : « Regardez-moi
seulement : » partout où vous jetterez les yeux, vous y porterez la joie. 9. Vous m'avez blessé au cœur : les Septante tournent plus élégamment
: « Vous m'avez gagné le cœur. » Saint Ambroise traduit : « Vous m'avez ravi
mon cœur; » et encore : «Vous m'avez pris mon cœur, » rapportant ce passage
pour expliquer cet endroit du psaume CXVIII : « Mon âme est tombée en
défaillance à cause de votre salut ; » et cet autre : « Mes yeux se sont
distillés en méditant votre parole (1) : » où il faut entendre que chaque chose
passe, pour ainsi dire, dans l'objet qu'il aime. La même expression se trouve
encore dans les Septante, lorsqu'ils disent d'une femme galante, qu'elle enlève
les cœurs des jeunes gens (2). Par un de
vos regards : tant ils ont de force. Par un de vos carcans « hébreu : »
avec peu d'ornement : car vous n'avez pas besoin de beaucoup de parure, et cet
air simple est en vous très-agréable. La Vulgate porte : « Par un seul cheveu
de votre cou, » flottant sur vos épaules, parce que tout vous sied bien. 10. Au lieu de vos mamelles l'hébreu porte. «Vos amours : » et le même mot qui est
au ch. I, vers. 1, est ici répété deux fois. Plus belles : hébreu, » meilleures, » en le rapportant à «amours.»
Et l'odeur de vos parfums : la même chose est dite de l'Epoux au ch. I, vers.
2. 11. Vos lèvres, mon Epouse, c'est un
rayon de miel : le lait et le miel
1 Serm. XXVI in Ps. CXVIII, et alibi. — 2 Prov.,
VII, 10.
645 coulent
sur votre langue : comme
il est dit de Nestor, que son discours était coulant et plus doux que le miel. 12. Un jardin fermé : il loue
l'intégrité et la pudeur, après avoir loué la beauté du visage et la douceur de
la voix. Une fontaine scellée : au
sens de ce proverbe : « Buvez l'eau de votre citerne; » et encore : « Buvez-en
seul (1). » 13. Vos rejetons : vos provins :
vous ne produisez que de beaux et d'agréables fruits. De vous il sortira une
noble postérité, qui sera célèbre par toute la terre, suivant cette parole : «
Il vous est né des enfants à la place de vos pères (2). » De troène et de nard, ou de quelque autre espèce d'arbrisseau. Ce
sont des noms de plantes odoriférantes, dont on recueille toutes sortes de
parfums, comme au ch. I, vers. 13 ; sur quoi on peut voir Théodoret
expliquant ce passage (3). 14. Avec tous les arbres du Liban : des arbres d'où coule l'encens. 15. Comme la fontaine d'un jardin, dont l'eau sert à arroser le jardin.
Il compare l'Epouse à un jardin très-fertile, où l'on sent toutes sortes de
bonnes odeurs. 16. Soufflez dans mon jardin :
qui est l'Epouse. Et que les parfums
s'exhalent : que leur douce odeur se répande et se fasse sentir. CHAPITRE V.
Le jardin des
fruits; le festin de l'Epoux; le sommeil de l'Epouse; la voix de l'Epoux qui
frappe; les délices de l'Epouse; la fuite de l'Epoux; l'Epouse cherchant
l'Epoux encore une fois, tombe entre les mains des gardes, qui la frappent et
la dépouillent; beauté de l'Epoux, son teint blanc et vermeil: les jeunes
filles qui veulent chercher l'Epoux.
L’EPOUSE 1. Que mon bien-aimé vienne en son jardin, et qu'il mange du fruit des
arbres.
L’EPOUX. Je suis venu dans mon jardin, ma sœur, mon épouse : j'ai recueilli ma
myrrhe et mes senteurs ; j'ai mangé un rayon de miel : j'ai bu mon vin et mon
lait ; mangez et buvez, mes amis : faites bonne chère.
1 Prov., V, 15, 17.— 2 Ps. XLIV, 17.
— 3 Theod. liv
III in Cant.
646 QUATRIÈME JOUR.
L’EPOUSE 2. Je dors, et mon cœur veille :
j'entends mon bien-aimé qui frappe.
L’EPOUX. Ouvrez-moi, ma sœur, ma bien-aimée, ma colombe, qui êtes sans tache : car
ma tête est pleine de la rosée de la nuit, et. mes
cheveux en sont tout mouillés.
L’EPOUSE 3. J'ai quitté ma tunique, comment la reprendrais-je ? Je me suis lavé les
pieds ; puis-je les salir ? 4. Mon bien-aimé a passé ses doigts
par l'ouverture de la serrure , et mes entrailles se
sont émues à ce bruit. 5. Je me suis levée pour ouvrir à
mon bien-aimé : la myrrhe dégouttait de mes mains, et mes doigts étaient
parfumés de la myrrhe la plus exquise. 6. J'ai tiré le verrou et j'ai ouvert ma porte à mon bien-aimé ; mais il
s'était retiré et il avait passé outre. J'ai pensé rendre l’âme, dès qu'il a
parlé : mon âme s'est fondue. Je l'ai cherché, mais je ne l'ai pas trouvé : je
l'ai appelé, et il ne m'a point répondu. 7. Les gardes de la ville faisant la ronde m'ont rencontrée : ils m'ont
battue, et ils m'ont blessée : les sentinelles posées sur les remparts m'ont
ôté mon voile. 8. Je vous conjure, filles de Jérusalem, si vous rencontrez mon bien-aimé,
dites-lui que je suis malade d'amour.
LES FILLES. 9. Quel est donc votre bien-aimé, ô
la plus belle des femmes ? Quel est votre bien-aimé, pour qui vous nous
conjurez ?
L’EPOUSE 10. Mon bien-aimé est blanc et
vermeil, choisi entre mille. 11. Sa tête est un or très-pur, ses
cheveux sont des branches do palmiers, noirs comme un corbeau.
647 12. Ses yeux sont comme des colombes
auprès des ruisseaux, qu'on aurait lavées dans du lait, et qui s'arrêtent au
bord des eaux. 13. Ses joues sont comme des
parterres de plantes odoriférantes (1), semées par les parfumeurs. Ses lèvres
sont des lis d'où coule une myrrhe excellente. 14. Ses mains sont de l'or tourné,
chargées de pierreries ; son corps est d'ivoire, semé de saphirs. 15. Ses jambes sont des colonnes de marbre posées sur des bases d'or. Sa
beauté égale celle du Liban ; il est choisi comme les cèdres. 16. Sa voix est très-douce : il est
tout désirable. Tel est mon bien-aimé, fuies de Jérusalem : tel est celui que
j'aime.
LES FILLES. 17. Où est allé votre bien-aimé, ô la plus belle des femmes? Où s'est
écarté votre bien-aimé ? Que nous le cherchions avec vous. EXPLICATION.
1. Que mon bien-aimé vienne en son
jardin : l'Epouse, comparée à un jardin dans le chapitre précédent, prend
occasion de décrire la beauté et la netteté des jardins; et elle y invite
l'Epoux, afin de s'entre-donner les témoignages les
plus tendres de leur amour. Du fruit de
ses arbres : l'hébreu porte : « Du fruit de ses douceurs; » c'est-à-dire
des fruits très-doux. Je suis venu dans
mon jardin : j'ai mangé un rayon de miel : je suis venu dans mon jardin, où
j'ai invité mes amis à souper. Remarquez combien ces mets sont simples,
puisqu'il ne faut pas même les acheter. Enivrez-vous,
mes amis : c'est-à-dire faites bonne chère, dans le style de l'Ecriture,
qui ne désapprouve pas la gaieté dans les festins, pourvu qu'on garde la
modération convenable, en mêlant de bons entretiens avec le vin. Le souper et
le soir marquent assez la fin du troisième jour; c'est pourquoi l'Epouse se
retire et va prendre son repos, sa modestie ne lui permettant pas d'assister à
un festin de jeunes gens, qui dure bien avant dans la nuit. RÉFLEXION.
Si nous élevons nos esprits à la vraie intelligence de ces figures, nous
verrons que Jésus-Christ prononce au ch. IV, vers. 7, que l'Epouse, victorieuse
des
1 Hebr. : « Ses joues sont des parterres.»
648 cupidités et
éprouvée par la tentation, est maintenant toute belle et parfaite, puisqu'il la
fait paraître devant lui « pleine de gloire, n'ayant ni tache ni ride, mais
étant toute sainte et irrépréhensible (1) : » digne des éloges de Dieu même
dans Ezéchiel : « Vous êtes devenue très-belle ; vous êtes accomplie par la
beauté que j'ai mise en vous, dit le Seigneur Dieu (2). » Alors donc touché de
sa beauté et ne pouvant résister à sa douce invitation, il se donne à elle sans
réserve : il aime et ne cesse de louer cette beauté dont il est l'auteur, et
son ouvrage fait toutes ses délices. Il nous retrace ensuite les joies et les
inquiétudes qu'elle a eues successivement, lorsqu'il la rappelle des campagnes
fertiles et agréables, ou des déserts affreux et des retraites des bêtes
sauvages, au ch. II, vers. 8, où nous est aussi marqué le temps des persécutions,
suivant l'explication de Philon de Carpathe et des autres, qui par les lions entendent les
rois persécuteurs, et par les léopards les hérétiques couverts des différentes
taches de leurs erreurs et de leurs vices. Leurs scandales font souffrir aux âmes
pieuses une dure persécution, qui tourne à la fin à leur avancement, selon ce
que dit Isaïe : « La vexation seule donne de l'intelligence (3). » Il faut
encore rapporter ici le vers. 10 du ch. IV : « Lève-toi, aquilon, » où il
exprime par la violence des vents, les soins et les peines de l'Epouse, qui
servent à répandre au loin l'odeur de ses vertus. L'Eglise a éprouvé la même
chose, lorsqu'agitée comme par des tourbillons de vents impétueux sous les persécuteurs , elle devenait plus glorieuse et plus florissante
par les victoires des martyrs : où l'on voyait se renouveler ce qu'avait dit
saint Paul : « Ce qui m'est arrivé, loin de nuire, a servi plutôt à
l'avancement de l'Evangile, en sorte que mes liens sont devenus célèbres dans
toute la cour de l'Empereur (4), à la gloire de Jésus-Christ (4). » Ainsi
l'éclat de tant de sang versé par les martyrs a rassemblé les élus des quatre
coins du monde, comme s'ils eussent ouï les quatre vents souffler à la fois
pour les appeler, en accomplissant cette parole : «Lève-toi, aquilon, viens,
zéphire: soufflez dans mon jardin, et que les parfums s'exhalent. » Car, dit
saint Ambroise, l'odeur de la sainte religion s'est fait sentir dans toutes les
parties de l'univers (5). Saint Bernard, expliquant les parfums mentionnés en
ce chapitre et ailleurs, remarque que l'Epouse a ses parfums aussi bien que
l'Epoux : les parfums des pieds, qui sont ceux de la pénitence (6); les parfums
répandus sur la tête, qui signifient la piété dans le ressouvenir des bienfaits
de Dieu (7); et les parfums employés à embaumer le corps de Notre-Seigneur dans
le sépulcre (8), symbole de la charité fraternelle, occupée au soulagement des
membres de Jésus-Christ (9). On peut aussi rapporter à l'âme les parties du
corps dont on voit une description si exacte aux chapitres IV et V, en cette
manière : L'œil, c'est la prudence ou la simplicité
1 Ephes.,
V, 27. — 2 Ezech., XVI, 13, 14. — 3 Is., XXVIII, 19. — 4 Philipp., 1, 13, 14. — 5 Liv. de Virgin. — 6 Luc, VII, 38.
— 7 Matth.,
XXI, 7. — 8 Joan., XIX, 39, 40. — 9 S. Bern., Serm. X et XII in Cant.
649 et la droiture de
l'intention, suivant cette parole : « Si votre œil est simple (1) ;» et de là
les yeux de l'Epoux et de l'Epouse sont comparés à ceux des colombes, ch. IV,
vers. 1, et ch. V, vers. 12. Les lèvres signifient la prédication de la parole
de Dieu, qui surpasse toute beauté et toutes délices : aussi est-il dit des
lèvres : « Vos lèvres sont comme un ruban d'écarlate, et votre parole est
douce, » ch. IV, vers. 3; et vers. 11 : «Vos lèvres, mon épouse, c'est un rayon
de miel. » Ce rayon de miel recueilli sur les fleurs les plus pures, nous
marque la prière de l'Eglise, annonçant la parole divine tirée des prophètes et
des écrits des apôtres. Les mamelles, c'est la charité même qui donne le lait aux
petits enfants, ch. IV, vers. 5; et les dents, les enfants de l'Eglise les plus
forts, qui n'ont plus besoin de lait, mais d'une nourriture solide, vers. 2; et
sous cette figure, purifiés par les eaux du baptême, ils sortent comme des
brebis du lavoir, qui ne sont point stériles, puisqu'ils sont pleins de bonnes
œuvres et chargés des fruits de la double charité. D'autres, par les dents,
entendent les prédicateurs : car il leur est ordonné en la personne de saint
Pierre de manger des animaux immondes et d'incorporer les Gentils dans l'Eglise
(2) : et à cause de cette fonction, ils sont aussi comparés à des brebis qui
portent. Les cheveux, au verset 1, représentent la multitude des fidèles,
figurée pour cette raison par un riche et gras troupeau (3). Les joues teintes
de rouge, sont les marques de la pudeur. Le cou abaissé sous le joug du
Seigneur, signifie l'obéissance ; la taille haute et droite marque un esprit
qui goûte les choses d'en haut; où il faut rapporter : « Votre cou ressemble à
la tour de David, » au ch. IV, vers. 4, parce qu'une tour bâtie sur de hautes
montagnes, « surpasse non-seulement les lieux les plus bas d'alentour, mais
même les plus élevés (4). » Au reste, cette tour est très-forte, parce qu'elle
est l'ouvrage de David, roi très-belliqueux, bâtie par ses soins avec de
très-bonnes fortifications et munie des armes de vaillans
hommes, qui sont les superbes du siècle abattus aux pieds de l'Eglise (5). Les beautés de l'Epouse qu'on ne peut exprimer, ch. IV, vers. 1, 3, ce sont
ses vertus que son humilité et sa modestie tiennent cachées, afin qu'il soit
vrai de dire que « toute la gloire de la fille du roi est au-dedans (6) : » car
encore, que l'Epoux se plaise aux pratiques extérieures des vertus auxquelles
l'Epouse s'exerce pour l'exemple et pour l'édification, il aime encore mieux
celles qu'elle cache aux yeux des hommes. C'est pourquoi il loue tant de fois
ces beautés cachées, ch. IV, vers. 1, 3; ch. VI, vers. 6; et il se plaît tant à
conduire l'Epouse où il réserve son vin et dans les lieux les plus secrets, ch.
II, vers. 4. Il aime qu'elle-même l'introduise dans les cabinets les plus
retirés, ch. III, vers. 4 ; ch. VIII, vers. 2 : tant cette parole est véritable
: « Entrez dans votre 1
Matth., VI, 22.— 2 Act., IX, 12,13, 14. — 3 S. Greg., Apon., S.
Thom. — 4 S. Ambr., Serm. IV
in Ps. CXVIII, — 5 650 chambre ; priez en
secret (7), » parce que tout ce qui est caché en est plus agréable à l'Epoux
qui voit ce qui se passe au-dedans. Aussi l'Epouse fait-elle ses délices de la
solitude, ch. vu, vers. 11, 12, et des fentes des rochers, ch. h, vers. 14, et
des retraites des bêtes féroces, ch. IV, vers. 8; et de là vient qu'elle est
appelée un «jardin fermé et une fontaine scellée, » vers. 12. Tout est donc
clos à ceux de dehors, afin que tout soit ouvert à l'Epoux seul : il n'y a plus
d'entretiens ni d'assemblées; mais de toutes parts c'est des lieux solitaires,
des ombres et un silence profond. L'Eglise est aussi, en un sens très-véritable, le jardin fermé et la
fontaine scellée d'où toute erreur est bannie : de même que l'âme élevée, où
les mauvais désirs n'ont point d'accès; et encore la véritable Jérusalem, cette
cité où il n'entre rien de « souillé ni aucun incirconcis (1).» La merveilleuse
fertilité de ce jardin et ses fruits répandus par toute la terre, regarde aussi
l'Eglise, parce que les saintes âmes y apportent la fécondité par leurs
gémissements, auxquels Dieu se laissant fléchir, verse sur elle l'Esprit
sanctificateur qui lui donne de nouveaux enfants (2). Les eaux, c'est la
doctrine du salut, vers. 15 : car il semble que par sa profondeur elle est
cachée, comme l'eau au fond du puits ; mais par l'efficacité céleste dont elle
est accompagnée, elle se répand comme ces eaux abondantes qui se précipitent du
haut du Liban. Les habits de l'Epouse sont les bonnes œuvres; car il est dit dans l'Apocalypse : « Les noces de l'Agneau
sont venues, et son Epouse s'est préparée, et il lui a été donné de se revêtir
d'un fin lin, éclatant et blanc, et ce fin lin sont les bonnes œuvres des
saints (3) : » au contraire, dans Isaïe, des œuvres imparfaites : «Leurs toiles
ne leur pourront servir de vêtements, et leurs œuvres ne les couvriront point
(4). » Au reste, on voit ici clairement le banquet où le Seigneur nourrit ses
convives, ch. V, vers. 1, et ce lait raisonnable et sans tromperie que les âmes
innocentes désirent avec tant d'ardeur, et ce vin excellent et cette ivresse
spirituelle, qui est le ravissement de l'esprit en Dieu (5). Mais il ne faut
pas oublier que Jésus-Christ, ce bon convive, se nourrit lui-même en
nourrissant les autres, puisqu'il a sa nourriture, comme il l'appelle : « Ma
nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'achever son
ouvrage, » qui est le salut des hommes (6). Il se nourrit donc de notre salut,
en nous faisant passer en lui, en nous incorporant en lui : c'est là son miel,
dit saint Ambroise, qui étant composé des fleurs de toutes les vertus et
recueilli par le travail unanime de ces abeilles mystiques, qui prêchent la
sagesse, il est ensuite gardé par la sainte Eglise, partagé en plusieurs
rayons, pour être la nourriture de Jésus-Christ (7). Le miel est encore la
doctrine salutaire de Notre-Seigneur, cette rosée très-pure du ciel qui est la
douceur même. 1
Is., LII, 1. — 2 S. August., passim. — 3 Apoc., XIX, 7, 8. — 4 Is., LIX, 6. — 5
I Petr., II, 2. — 6 Joan., IV, 34. — 7 S. Ambr., liv. III de Virgin.
651 EXPLICATION.
QUATRIÈME JOUR.
2. Je dors, et mon cœur veille. Au commencement du quatrième jour,
l'Epouse reçue dans le lit nuptial et s'y reposant, abandonne ses sens au
sommeil et tient son esprit attentif à l'Epoux. Au premier coup qu'il frappe,
elle s'éveille. Mais parce qu'il revient fort tard, étant demeuré à table avec
ses amis bien avant dans la nuit, elle le fait un peu attendre, comme si elle
était fâchée. Cependant l'Epoux irrité, s'enfuit. C'est un petit sujet de
fâcherie que l'amour seul apaisera, comme il l'a fait naître, afin que les
époux sentent la joie de la réconciliation après leur petit différend. Voilà
l'abrégé de cette journée; venons au détail. Ouvrez-moi, ma sœur : ainsi parle l'Epouse au ch. VIII, vers. 1 : «
Que n'êtes-vous pour moi comme mon jeune frère : » l'amour se plaît à tout ce
qui sert à entretenir l'amitié. Car ma
tête est pleine de la rosée de la nuit : afin qu'elle ouvre sans tarder,
autant par pitié que par amour, et qu'elle croie qu'il revient de la campagne
sans s'être arrêté en aucun lieu. 3. J'ai quitté ma tunique ; je me
suis lavé les pieds : vain prétexte d'une délicatesse excessive, mais qui
sera d'une grande instruction aux saintes âmes. 4. Mon bien-aimé a passé ses doigts par l'ouverture : les Septante
traduisent : «Il s'est avancé par en haut, par la fenêtre, prêt à sauter
dedans. » Il vaut mieux entendre qu'il a passé la main par l'ouverture de la
serrure, tâchant d'ouvrir avec le doigt. Les serrures et les clefs des anciens
étaient bien différentes des nôtres : les serrures avoient une grande
ouverture, et les clefs étaient si pesantes, qu'il fallait les porter sur les
épaules (1). Mes entrailles se sont émues
à ce bruit : lorsqu'il frappait à la porte et qu'il essayait d'entrer, je
me suis troublée en moi-même à cause de lui : l'hébreu, les Septante : « a
l'abord de l'Epoux. » 5, 6. La myrrhe dégouttait de mes
mains : les femmes couchaient toutes parfumées, leur lit même étant arrosé
d'essences, comme dit celle des Proverbes : « J'ai répandu dans mon lit de la
myrrhe, de l'aloès et de la cannelle (2). » Mes doigts étaient parfumés de la myrrhe
la plus exquise; j'ai tiré le verrou : les Septante : « Mes doigts ont fait
couler une abondance de myrrhe sur le manche du verrou : » l'hébreu : « La
myrrhe dégouttant sur le manche du verrou, j'ai ouvert à mon bien-aimé : » le
verrou même était trempé de la myrrhe dont j'avais les mains parfumées : car je
ne m'essuyai pas les doigts, tant j'étais empressée. Mon âme s'est fondue : elle est sortie; l'hébreu et les Septante.
1 Is.,
XXII, 22.— 2 Prov., VII, 17.
652 Dès qu'il a parlé, il m'a ravie toute en lui avec mon amour et mes
désirs : ce n'était donc pas mépris de ce qu'elle avait fait attendre l'Epoux,
mais un peu de paresse et d'indignation de ce qu'il revenait si tard, peut-être
aussi à dessein de l'éprouver (1). 7. Les gardes de la ville m'ont rencontrée : elle cherche encore
l'Epoux dans les places publiques, comme au ch. III, vers. 2; mais elle éprouve
l'insolence des gardes, qui, à la faveur de la nuit, la maltraitent encore plus
qu'auparavant. Ainsi elle s'expose volontairement à toutes sortes de périls
pour trouver son bien-aimé. Mon voile
: les Septante : « Un habit léger et d'été; » Philon
de Carpalhe : « Un habillement de tête; » et saint
Ambroise : « Une longue robe qui la couvrait de la tête aux pieds (2). » 8. Je vous conjure : après avoir été dépouillée et battue, elle ne
sent point le mal qu'on lui fait, tant elle es
transportée d'amour; et elle s'en consolera aisément, pourvu que l'Epoux sache
qu'elle l'aime : ce qu'elle voudrait lui faire savoir par tout ce qu'elle
trouve en son chemin. Si vous rencontrez
mon bien-aimé, dites-lui : d'autres traduisent sur l'hébreu, avec les
Septante : « Si vous rencontrez mon bien-aimé, que lui direz-vous? » Que je
suis malade d'amour : que je suis cette femme blessée de son amour : ce tour
est très-élégant et fort passionné. 9. Quel est donc votre bien-aimé? Votre bien-aimé qui vous est plus
cher qu'aucun ami; hébreu : « Celui qui vous est très-cher. » 10. Mon bien-aimé est blanc et vermeil : l'Epouse souvent emportée aux
mouvements de son amour, n'entreprend néanmoins que cette fois de décrire la
beauté de l'Epoux, pour satisfaire la curiosité de ses compagnes. Choisi entre
mille : « Entre des milliers » hébreu : on le reconnaîtrait aisément entre
mille, tant il est distingué par sa beauté. 11. Sa tête est un or très-pur : les choses les plus belles et les plus
précieuses sont souvent comparées à l'or. Ses cheveux sont des branches de
palmier: «Ses cheveux sont frisés» (hébr.). Le mot
grec signifie un rejeton de palmier, ce qui peut-être a donné lieu à notre
version Vulgate. Au reste, les cheveux de l'Epoux sont comparés aux branches
des arbres, suivant la métaphore par laquelle on appelle la tête et la
chevelure des arbres, leurs branches mêmes chargées d'un beau feuillage. 12. Ses yeux sont comme des colombes : comme les yeux des colombes, qu'on aurait lavées dans du lait : des
colombes si pures et si blanches, qu'elles semblent avoir été trempées dans un
bain de lait, et dont les yeux sont très-beaux et très-doux. Qui s'arrêtent au bord des eaux : « au
bord des sources abondantes » (hébr.
) : de très-belles colombes, qui se rassemblent dans des lieux fertiles
et arrosés de beaucoup d'eau,
1
S. Ambr.— 2 S. Ambr., de Isaac, VI.
653 13. Ses joues sont comme des
parterres de plantes odoriférantes : « Ses joues sont des parterres de
parfum et des fleurs de bonne odeur » (hébreu) : des parterres semés de fleurs
et de plantes odorantes : pour exprimer les parfums de l'Epoux qui coulent de
ses cheveux sur ses joues. Ses lèvres
sont des lis : il y a des lis de couleur de pourpre; mais les lèvres leur
ressemblent mieux par le rapport qu'elles ont au calice que cette fleur figure,
quand elle est tout à fait épanouie, et à cause de la douceur de son odeur :
c'est donc comme un vase précieux, d'où se distille une myrrhe très-excellente. 14. Ses mains sont de l'or tourné:
« Ses mains sont des anneaux d'or »(hébr.), à cause de ses doigts pleins et ronds, plus beaux
que l'or. Chargées de pierreries, qui
sont de couleur de violette : des mains très-unies, où paraissent de petites
veines. Son corps est d'ivoire :
«C'est la blancheur de l'ivoire» hébreu. Semé
de saphirs : en haut à l'ouverture de la tunique et partout, parce qu'elle
est très-déliée, on voit paraître la blancheur de corps de l'Epoux, dont
l'éclat se mêle avec le brillant des pierreries semées sur son habit: 15. Ses jambes, ou ce qui en
paraît au défaut de la tunique, sont des
colonnes de marbre : par leur blancheur et leur force : posées sur des bases d'or : c'est sa
chaussure garnie d'or. Le Liban et les cèdres marquent la hauteur et la majesté
de sa taille. 16. Sa voix est très-douce : avec
le beau son de sa voix, c'est encore la douceur de son haleine et la politesse
de son discours. Il est tout désirable
: « C'est tous mes désirs » (hebr. et Sept.) : comme
si elle disait : Pourquoi tout raconter? à quoi bon
faire une description si exacte de toutes les parties de son corps? Il est tout
aimable : c'est l'amour même ; saint Thomas. CHAPITRE VI.
L'Epoux dans son
jardin; la concorde de l'Epoux et de l'Epouse; que l'Epouse est belle et
redoutable ! Quelle est sa beauté? Entre les reines, les concubines et les
jeunes filles, elle est seule parfaite, aussi belle que l'aurore, que la lune
et que le soleil; le jardin des noyers; trouble de l'Epoux; Sulamite.
L’EPOUSE 1. Mon bien-aimé est descendu dans son jardin, au parterre des plantes
aromatiques, pour paître son troupeau dans les vergers et cueillir des lis. 2. Je suis à lui, et lui à moi : il
paît ses troupeaux parmi les lis.
654
L’EPOUX. 3. Vous êtes belle, ma bien-aimée et toute charmante, aussi agréable que
Jérusalem, aussi redoutable qu'une armée rangée en bataille (1). 4. Détournez vos yeux de dessus moi,
parce qu'ils m'ont ravi à moi-même; vos cheveux sont comme un troupeau de
chèvres, qui paraissent sur Galaad. 5. Vos dents sont comme un troupeau
de brebis sortant du lavoir, dont chacune a deux jumeaux, et il n'y en a point
de stérile. 6. Vos joues ressemblent à l'écorce d'une grenade, sans ce qu'on ne
comprend pas. 7. J'ai soixante reines, quatre-vingts autres femmes, et des filles sans
nombre. 8. Ma colombe est seule, elle est parfaite, seule chérie de sa mère qui l'a
choisie. Les filles l'ont vue et l'ont publiée très-heureuse; les reines et les
autres femmes l'ont aussi vue et l'ont louée. CINQUIÈME JOUR.
LES FILLES. 9. Quelle est celle-ci qui se lève comme l'aurore naissante, belle comme la
lune, choisie comme le soleil, terrible comme une armée rangée en bataille ?
L’EPOUX. 10. Je suis descendu au jardin des noyers, pour visiter les fruits des
vallées, pour voir si la vigne est en fleur et si les grenadiers ont poussé des
boutons. 11. Je n'en ai rien vu : je me suis troublé en moi-même, comme si j'étais
emporté par les chariots d'Aminadab.
LES FILLES. 12. Revenez, revenez, Sulamite; revenez, revenez,
afin que nous vous contemplions.
(1) Hebr. : « Vous êtes belle comme Thersa, ma compagne; agréable comme Jérusalem, terrible
comme une armée. »
635 EXPLICATION.
1. Mon bien-aimé est descendu dans son jardin, où il va d'ordinaire
dès le matin, et où il avait dit qu'il devait aller, pour paître : pour conduire ses troupeaux dans ses jardins et dans
ses vallées abondantes en lis. Quelle politesse, que l'Epoux cueille des fleurs
pour l'Epouse, tandis que ses troupeaux sont dans les pâturages ! 2. Je suis à lui : quelque part qu'il aille, je l'ai toujours dans
l'esprit, et il pense sans cesse à moi. 3. Vous êtes belle, ma bien-aimée : voici l'Epoux qui prend la parole.
Aussi agréable que Jérusalem:«Vous
êtes belle comme Thersa, ma compagne, agréable comme
Jérusalem »(hébr.). Thersa était l'ancienne ville royale des Cananéens (1), qui
fut aussi le siège royal de Jéroboam et des rois d'Israël, ses successeurs (2)
: ainsi ce devait être une ville considérable, du temps même de Salomon. Vous
surpassez le reste des femmes, plus que Thersa les
villes d'Ephraïm, et que Jérusalem, celles de Judée. Cette comparaison paraît
être tirée des couronnes des époux : car elles étaient ornées de tours à la
manière des villes, disent quelques interprètes. Peut-être aussi compare-t-il
simplement de jeunes filles à des villes, suivant le style de l'Ecriture, où
les villes mêmes sont souvent comparées à de jeunes filles; d'où vient, les
filles de Judée; et chez les Grecs, les métropoles ou mères des villes, pour
dire les capitales. Au reste, il fait mention de villes très-belles et
très-célèbres. Aussi redoutable qu'une
armée rangée en bataille : car vous enlevez tous les cœurs, sans en manquer
aucun. Les attraits de la beauté des femmes sont exprimés ailleurs en mauvaise
part en ces termes : « Elle a renversé un nombre infini de cens percés de ses
traits; et les plus forts sont tombés sous ses coups (2). » 4. Détournez vos yeux de dessus moi,
parce qu'ils m'ont ravi à moi-même : « Leur force a prévalu » hébreu : ils
m'ont vaincu : je ne puis y résister. Vos cheveux sont comme un troupeau de
chèvres : ceci, avec les deux versets suivants, est repris du ch. IV, vers. 1,
2, 3. On répète volontiers ce qui plaît. 7. J'ai soixante reines : les
filles des princes avoient toute la qualité de reines, les autres femmes
étaient des servantes ; et les autres filles ayant fonction dans le palais,
étaient celles qui n'étaient pas encore en Age d'être mariées. Salomon dit donc
que, parmi un si grand nombre de femmes entretenues par sa magnificence, une
seule surpasse toutes les autres, et qui est aussi seule digne de son amour :
il en eut depuis beaucoup plus, et jusqu'à sept cents reines et trois cents
concubines. On dit qu'il en aima plusieurs, mais qu'il a aimé la fille de
Pharaon avant toutes les autres ; car il l'avait 1. Jos., XII, 24. — III Reg., XIV, 17; XV, 33.—
2
Prov., VII, 25, 26.
656 épousée au
commencement de son règne, et lui avait
d'abord bâti un palais (1). 8. Ma colombe est seule, elle est
parfaite : dans un si grand nombre de belles femmes, vous la connaîtriez au
visage, tant elle les surpasse toutes en beauté et en grâce. Théocrite exprime
la même chose dans son éloquente idylle sur Hélène : car les compagnes qu'elle
s'était choisies chantent à sa gloire : «Nous voici deux cent quarante filles
de même âge, la plus belle fleur delà jeunesse : mais vous n'en trouverez
aucune sans tache, si vous nous comparez à Hélène (2).» De sorte que cette
comparaison avec les plus belles femmes fait éclater davantage la beauté de
l'Epouse. Elle est seule chérie de sa
mère qui l’a choisie : des l'enfance ses parents l'ont aimée plus qu'aucune
autre : ce qui sert à relever sa beauté, les mères ayant coutume d'aimer
davantage celles de leurs filles qui sont les plus belles. Les filles l’ont vue et l'ont publiée très-heureuse : sa beauté se
fait louer de toutes les femmes et même de ses rivales : ce qui est une si
grande louange, que l'Epoux n'y peut rien ajouter. Jusque-là il ne lui a point
donné de si grandes louanges, ni de si fortes marques de son amour : c'est
qu'il était attendri du souvenir des peines qui avoient agité l'Epouse pendant
la nuit. Car la colère des amans se change enfin en amour. C'est ici la fin du
quatrième jour, dont voici l'ordre : l'Epouse sort avec précipitation au milieu
de la nuit ; le matin elle rencontre ses compagnes, et enfin l'Epoux, qui lui
donne des louanges infinies jusqu'au verset 9, où nous mettrons le commencement
du jour suivant. RÉFLEXION.
Venons au véritable sens de ces mystères. Le quatrième jour est encore une
épreuve de l'âme, mais plus forte et plus rude qu'au troisième, ch. III : car
l'Epouse n'est pas seulement éprouvée; elle est aussi châtiée d'avoir trop
tardé à ouvrir. L'Epoux lui apprend qu'elle doit ouvrir dès qu'il frappe, sinon
il passe outre à l'instant. De là vient qu'il donne cet avis ailleurs : « Je
reprends et je châtie ceux que j'aime ; » et encore : « Je suis à la porte et
je frappe ; quiconque écoute ma voix et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui (3).
» Car il va et vient comme en courant. Il veut trouver l'âme toujours attentive
et jamais endormie, de sorte qu'elle puisse dire avec l'Epouse : « Je dors, et
mon cœur veille. » Mais si elle se laisse aller à la paresse, elle en recevra
aussitôt le châtiment marqué au ch. V, vers. 6 : « Je l'ai cherché, mais je ne
l'ai pas trouvé.» Aussi, dit saint Ambroise sur cet endroit : «Je vous ai
cherché, mais je ne puis vous trouver, si vous ne le voulez ; vous voulez bien
qu'on vous trouve,
1 III
Reg., XI, 1, 3; III, 1 ; VII, 8. — 2 Theoc, Idyl. XVIII. — 3 Apoc, III, 19,20.
657 mais vous voulez
aussi qu'on vous cherche longtemps, vous voulez qu'on vous cherche avec soin;
vous n'aimez pas qu'elle vous cherche en sommeillant : vous ne voulez pas
qu'elle vous cherche avec nonchalance (1). » Lors donc qu'il la trouve
paresseuse, quoiqu'enflammée d'amour, il passe sans daigner répondre à sa voix
: c'est pour faire croître ses désirs, pour éprouver son attachement, pour lui
faire sentir toutes les peines de l'amour (2). Aussi devenue plus passionnée,
elle cherche l'Epoux avec toute l'ardeur de son cœur ; et toutefois elle ne le
trouve pas, comme au ch. III. Son amour a besoin d'une plus forte épreuve, à
mesure qu'il s'accroît. Elle rencontre donc les gardes, qui sont les pasteurs
de l'Eglise : ils la frappent, ils la blessent, ils la dépouillent. Si ce sont
de saintes et sages personnes, ils lui font des blessures qui valent mieux que
des baisers trompeurs (3), c'est-à-dire qu'ils la reprennent fortement de sa
paresse et de ses lenteurs, et qu'ils la dépouillent en quelque manière pour la
mettre à nu à ses propres yeux, ch. IV, vers. 7. Si ce sont de saints
personnages, mais peu capables, ils lui font souffrir des peines mortelles :
s'ils sont méchants, ils lui deviennent un sujet de scandale et de chute. Ainsi
la fuite de l'Epoux et les conseils de ses serviteurs la jettent également dans
l'inquiétude. Cependant il lui reste une consolation : c'est d'appeler l'Epoux
et de le demander à tous ceux qu'elle rencontre. Mais par cette épreuve elle
s'élève à un plus haut degré de perfection, et par le témoignage de son amour
elle anime les autres à une semblable recherche, ch. V, vers. 17. Les délais et les vaines excuses de l'Epouse, selon saint Augustin et tous
les Pères, s'appliquent aux péchés véniels: c'est pourquoi elle dit: «Je me
suis lavé les pieds, » vers. 3, conformément à cette parole du Sauveur : «
Celui qui est net n'a besoin que de se laver les pieds (4). » Et ils observent
que les âmes élevées à une haute contemplation, craignent souvent de descendre
à des occupations extérieures, de peur de s'y souiller : mais quand l'Epoux
l'ordonne, il n'y a point à délibérer. Il faut encore remarquer avec quel soin
les saintes âmes fuient le péché, tant elles craignent de perdre la grâce qui
les en a délivrées. « J'ai quitté ma tunique, » vers. 3 : je me suis dépouillée
du vieil homme, puis-je m'en revêtir ? Auquel sens saint Paul a dit : « Nous
qui sommes morts au péché, comment vivrons-nous encore au péché (5)? » L'Epoux
passant ses doigts par la serrure, vers. 4, c'est Jésus-Christ qui cherche à se
faire une entrée par sa grâce, en excitant l'âme intérieurement : et lorsqu'il
cueille des lis, au ch. VI, vers. 1, et que partout il fait paraître tant
d'amour pour les fleurs, c'est encore Jésus-Christ qui rassemble en un ses
élus, dont l'innocence et la chasteté fait ses délices. Enfin deux choses font
voir que l'âme s'élève aune plus haute perfection, après avoir été éprouvée et
châtiée: premièrement, parce qu'elle connaît mieux l'Epoux, qu'elle le loue
davantage 1 S. Arabr., in Ps. CXVIII, 22. — 2 S. Bern., Serm. LXXV.
— 3 Prov., XXVII. 6. — 4 Joan., XIII, 10. — 5 Rom., VI, 2.
658 et qu'elle le fait
connaître aux autres dans tout le ch. V. En second lieu, c'est qu'elle-même en
est mieux connue, plus aimée et plus louée, au ch. VI, selon ce qui est écrit :
« Je vous connais par votre nom ; » et encore : « Vous avez trouvé grâce devant
moi (1). » Tâchons aussi d'entendre les éloges que l'Epouse donne à l'Epoux. Il est
blanc à cause de sa divinité : car il « est l'éclat de la lumière éternelle (2).
» Il est rouge dans son incarnation et dans sa passion, puisqu'alors il a été «
revêtu d'un habit rouge et d'une robe teinte de sang (3). » Sa tête est un or
très-pur, ch. v, vers. 11, c'est-à-dire la divinité même : « Dieu est le chef
de Jésus-Christ (4) : » et Jésus-Christ est le trésor caché de la sagesse et de
la science : il est la sagesse même plus précieuse que l'or (5). La charité qui
est le premier de tous les commandements, est aussi cet or éprouvé par le feu
que les âmes tièdes doivent acheter de lui (6). Les cheveux qui lui couvrent la
tête, marquent l'humanité qui cache sa divinité : et ils sont noirs, pour
signifier le temps que Jésus-Christ vivait parmi les hommes : ainsi ses yeux de
colombes expriment aussi sa douceur. Mais quand il est dans la gloire de son Père,
ou qu'il va juger le monde, il a ses cheveux blancs comme la laine la plus
blanche, et ses yeux tels que la flamme du feu (7). Ses mains unies et comme
faites au tour, vers. 14, c'est le bel ordre et l'économie de tout son ouvrage.
Il a les jambes fermes, parce qu'il se tient ferme dessus et qu'il écrase ses
ennemis sous ses pieds, vers. 15. Saint Ambroise en donne une autre explication
: « Ses jambes sont des colonnes de marbre, posées sur des bases d'or, parce
que Jésus-Christ seul se promène et marche dans le cœur et dans l'esprit des
saints, où la parole céleste est empreinte avec des caractères ineffaçables,
comme sur des bases d'or ou sur de riches fondements. Enfin les paroles de vie
coulent de sa bouche, et il est l'amour même. » Voilà ce qu'en disent les
saints Pères, qui doit suffire pour entendre le reste; et c'est ainsi que
l'Epouse connaît l'Epoux. Elle sait aussi à quoi il s'occupe et où il paît ses
troupeaux, au ch. VI, vers. 1. Elle ne demande plus comme auparavant qu'on le
lui apprenne, au ch. I, vers. 6. D'ailleurs l'Epoux qui avait loué l'Epouse au
ch. IV, recommence ici, au ch. VI, à lui donner de nouvelles et de plus grandes
louanges. Outre les grâces de sa beauté et la majesté de sa taille, il lui
attribue une force invincible : aussi, après s'être livrée au combat, après y
avoir reçu des blessures et s'être vue dépouillée par force, elle en excite
encore plus son courage, jusqu'à ce qu'elle vienne à bout de ce qu'elle a
entrepris, au ch. V, vers. 7, 1 Exod., XXXIII, 12, 17. — 2 Sap., VII.,
26. — 3 Is., LXIII, 2; Apoc, XIX, 13; Matth., XXVI,
28. — 4 Cor., XI, 3.— 5
Job, XXVIII, 15. — 6 Apoc.,
III, 18.— 7 Ibid., I, 14.
659 parce qu'elle est
devenue terrible à ses ennemis; et pour comble de louanges, il dit ici pour la
première fois qu'elle est seule et parfaite. L'Eglise est si bien représentée dans toutes ces figures, qu'on peut à bon
droit lui appliquer même ce que disent de l'Epouse les jeunes filles, ses
compagnes, au ch. V, vers. 9 : « Quel est votre bien-aimé ? » car personne ne
peut arriver à la connaissance de l'Epoux, si l'Eglise ne nous y conduit
elle-même. C'est pourquoi elles continuent au vers. 17 : «Où est allé votre
bien-aimé? que nous le cherchions avec vous. » De peur
que seules elles ne s'égarent dans des routes perdues et qu'elles ne deviennent
la proie des hérétiques, elles se joignent à l'Epouse, c'est-à-dire à l'Eglise,
pour chercher l'Epoux, lorsqu'il semble se cacher et comme s'éloigner par la
sublimité et par la profondeur de sa doctrine. On ne peut aussi méconnaître l'Eglise à sa beauté éclatante : c'est une
ville célèbre bâtie sur une montagne (1) ; c'est une armée en bon ordre, ch. VI,
vers. 3, commandée par des chefs très-renommés, munie de toutes sortes d'armes
contre les hérétiques et contre les impies : elle est à la fois épouse et
ville, comme il est écrit de la nouvelle Jérusalem (2); et elle est une et
parfaite. Les reines, les filles et les autres femmes, ch. VI, vers. 7,
marquent les différents ordres des commençants, de ceux qui ont fait quelque
progrès, et des parfaits. Parmi ces derniers se distinguent encore des âmes
qui, semblant vivre déjà dans le ciel avec l'Epoux, deviennent l'admiration des
plus parfaites, dont il est dit : « Ma colombe est une, » et à qui s'applique
ce que nous avons déjà rapporté d'Ezéchiel : «Vous êtes devenue très-belle et
digne du royaume (3), » élevée au-dessus de toutes les reines, puisque vous les
gouvernez toutes et par vos paroles et par vos exemples. Ce qui convient
surtout à l'Eglise catholique, à laquelle les sectes séparées, quoique ses
rivales et ses envieuses, ne peuvent refuser des louanges que la force de la
vérité leur arrache. Ce que dit l'Epoux : « Ma tête est pleine de rosée, » s'entend des paroles
de la grâce, qui arrosent les âmes avec l'onction du Saint-Esprit. Comme l'explique
admirablement saint Ambroise, « Jésus-Christ, votre chef, est pour vous une
source intarissable : ses libéralités ne l'épuisent pas et ses largesses
journalières n'en diminuent rien (4). » Jésus-Christ se dérobe quelquefois aux
yeux de l'Epouse, parce, disent les saints Pères, qu'il est inaccessible par
son élévation à ceux qui veulent le pénétrer avec curiosité : « Celui qui sonde
trop avant les secrets de la majesté divine, sera accablé de sa gloire (5)».
Mais quand l'Epoux dit : « Détournez vos yeux, » il faut se ressouvenir de
Jacob qui parut plus fort que Dieu même (6) ; et de Moïse, à qui Dieu dit : «
Laisse-moi (7) ; » et de Jérémie, qui craint souvent de prier pour le peuple;
et enfin des saintes 1 Matth.,
v, 14. — 2 Apoc, XXI, 2, 9, 10. — 3 Ezech.,
XVI, 13. — 4 S. Ambr., liv.
III de Virgin. — 5 Prov., XXV, 27. — 6 Gen., XXXII,
28. — 7 Exod., XXXII, 10.
660 âmes, qui en
quelque manière font violence à Dieu, et à qui l'Epoux dit aussi : Détournez ces
yeux humbles et suppliants, ils me font violence : parce qu'ils « sont plus
forts que moi » (hébr.) ; mais cette violence est
agréable à Dieu (1). EXPLICATION.
CINQUIÈME JOUR.
9. Quelle est celle-ci? Les jeunes filles, ravies d'admiration,
saluent ici l'Epouse selon leur coutume, lorsqu'elle sort le matin, comme au
ch. m, vers. 6, et au ch. VIII, vers. 10. Je suis descendu au jardin des noyers : c'est l'Epoux qui parle. Je
m'en allais au jardin cultiver les arbres : je n'ai pu m'y arrêter, j'en ai été
tiré comme par force pour retourner vers l'Epouse. Au jardin des noyers : autre
que celui des fleurs et des aromates, auprès duquel l'Epoux paissait ses moutons,
comme il est dit au ch. VI, vers. 1. Celui-ci est le
jardin fruitier, où il y a toutes sortes de fruits, des noix, des vignes et des
grenades. 11. Je n'en ai rien vu : étant tout transporté d'amour, je n'ai fait
attention à rien. Je me suis troublé en
moi-même : mon âme m'a fait égaler la vitesse des chariots d'Aminadab; hébreu
: «Je suis revenu aussi vite que si j'avais été enlevé dans un char à quatre
chevaux. » Aminadab était peut-être en réputation
d'avoir des chevaux fort vites, ou de les savoir
mener avec adresse. D'autres prenant le mot d'Aminabad pour un nom appellatif,
l'expliquent : Les chariots de mon peuple
noble, parce que les grands seigneurs aiment les beaux attelages. 12. Revenez, revenez, Sulamite : les filles touchées de la beauté de
l'Epouse,
1 Tertull., Apolog. — 2 Ps. XVIII,
6.
661 la rappellent
comme elle se tirait à l'écart, parce qu'elle ne peut souffrir la présence des
hommes en l'absence de l'Epoux. Sulamite : pacifique; ce mot féminin, qui a la même
origine et la même signification que Salomon, est employé pour désigner
l'Epouse déjà connue sous le nom de bien-aimée : Aquila traduit, « pacifique, »
comme le rapporte Théodoret en ce lieu, où il lit,
comme nous, le mot hébreu Sulamite, et non Sunamite, suivant le grec d'aujourd'hui qui ne signifie
rien. CHAPITRE VII.
Les beautés
particulières de l'Epouse, sa tête, sa taille; la concorde de l'Epoux et de
l'Epouse : ils vont aux champs dès le matin ; les fruits réservés pour
l'Epouse.
L’EPOUX AUX
FILLES. 1. Que verrez-vous dans la Sulamite, sinon le bel
ordre d'un camp?
LES FILLES. Que vos pieds, princesse, sont beaux avec cette chaussure! le tour de vos cuisses ressemble à des carcans de la main
d'un habile ouvrier. 2. Votre nombril est une coupe
ronde, toujours remplie de liqueurs. Votre ventre est semblable à un monceau de
froment, environné de lis. 3. Vos deux mamelles ressemblent à
deux chevreuils jumeaux. 4. Votre cou est une tour d'ivoire;
vos yeux aussi clairs que les fontaines d'Hésébon,
près de la porte appelée la fille de la multitude; et votre nez comme la tour
du Liban, qui regarde Damas. 5. Votre tête est semblable au
Carmel ; et vos cheveux à la pourpre royale, lorsqu'elle est encore dans la
teinture.
L’EPOUX. 6. Que vous êtes belle, ma
très-chère, que vous êtes agréable dans vos délices ! 7. Votre taille est semblable au palmier, et vos mamelles à des grappes de
raisin. 8. J'ai dit : Je monterai sur le
palmier (hébr.), et je m'attacherai
662 à ses branches (1)
: et vos mamelles me seront comme des grappes de raisin ; et l'odeur de votre
bouche comme celle des citrons. 9. Votre voix est un vin délicieux,
digne de la bouche de mon bien-aimé, agréable à ses lèvres et à ses dents.
L’EPOUSE 10. Je suis à mon bien-aimé, et son
inclination le porte à moi. SIXIÈME JOUR.
11. Venez, mon bien-aimé, allons aux champs, faisons notre demeure à la
campagne. 12. Levons-nous du matin pour aller aux vignes : voyons si la vigne est en
fleur, si les fleurs poussent des fruits, si les grenadiers fleurissent (hébr. ) : là je vous donnerai mon
amour (2). 13. Les mandragores se font sentir : il y a toutes sortes de fruits à nos
portes ; je vous en ai gardé, mon bien-aimé, d'anciens et de nouveaux. EXPLICATION.
1. Que verrez-vous? La Vulgate traduit au singulier ce que l'hébreu
traduit au pluriel, en parlant aux jeunes filles. L'Epoux paraît dès qu'il
entend nommer l'Epouse; et s'adressant à ses compagnes, il leur dit : Que
verrez-vous sur elle, si ce n'est la joie d'une danse et le bel ordre d'un
camp? Que vos pieds : la troupe des filles répond à l'Epoux : Que vos pieds,
princesse, sont beaux avec votre chaussure! que votre
arrivée nous est agréable! comme dans Isaïe : «
Combien sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la paix (3) ! » Et c'est
aussi une louange des pieds et de la chaussure. Princesse : fille du roi
Pharaon : Symmaque rapporté par Théodoret tourne : «
Fille d'un général d'armée.» Le tour de
vos cuisses :les jointures qui assemblent les
cuisses avec les genoux, sont d'un ouvrage admirable. D'autres traduisent de
l'hébreu : «Le tour et la rondeur des cuisses, » qu'on voit paraître à travers
d'une robe déliée et claire, qui emportée au vent s'applique sur le corps. Ressemble à des carcans de la main d'un
habile ouvrier : elles semblent faites au tour et avec toute la perfection
de l'art.
1 Vulg. : «
Je cueillerai ses fruits.» — 2 Vulg. : « Mes mamelles. » — 3 Is., LII, 7.
663 2. Votre nombril est une coupe ronde : ce dénombrement des moindres
parties du corps nous apprend quelle est l'étendue de la miséricorde de Dieu,
dit saint Grégoire : cet habile ouvrier n'ayant rien fait avec négligence dans
son excellent ouvrage (1). Mais s'il a pris tant de soin pour perfectionner le
corps, combien plus de perfections aura-t-il mises dans l’âme, qui est l'objet
de son amour? Mais ceci regarde le sens spirituel : venons à la lettre. On voit
encore aujourd'hui, à travers d'une draperie légère, le nombril marqué
distinctement sur des statues antiques. C'était la coutume des orientaux de se
parfumer le corps, et surtout le nombril, pour le plaisir et même, dit-on, pour
la santé : de là le nombril est comparé à une coupe ronde et pleine. Une coupe
ronde ou faite au tour : dans le Cantique il semble qu'on appelle faits au
tour, tous les ouvrages conduits à leur perfection, comme quand il est dit au
ch. V, vers. 14, que les mains de l'Epoux sont faites au tour. Toujours remplie
de liqueurs : « de liqueurs mêlées ensemble » (hébr.
et les Sept.) : c'est-à-dire d'une composition d'excellents parfums. Elles
louent le nombril de l'Epouse et n'oublient rien qui mérite d'être loué, pour
nous faire entendre qu'il n'y a en elle aucun défaut, et qu'elle est accomplie
de tout point. Votre ventre est semblable à un monceau de froment : par sa
figure et à cause de sa fécondité. Environné de lis : jugeant de sa blancheur
par les autres par-tics du corps : car tout est fleuri dans l'Epouse. Ces
beautés de l'Epouse sont louées avec plus de liberté par les filles qui ont pu
se baigner avec elle, et qui en sont touchées d'admiration sans aucun sentiment
criminel : ainsi le poète se tient dans les bornes de la bienséance. 3. Vos deux mamelles : voyez le chapitre IV, vers. 5. 4. Votre cou est une tour d'ivoire : par sa figure, sa hauteur et sa blancheur
: vos yeux aussi clairs que les fontaines
d'Hésébon : aussi clairs que l'eau des sources
les plus pures. Cette comparaison se tire de la langue sainte, où le même mot
signifie un œil et une fontaine. Hésébon était une
ville royale, qui avait deux fontaines à l'une de ses deux portes. Près de la
porte appelée la fille de la multitude : c'est ce que signifie en hébreu le nom
de cette ville et de sa porte. Votre nez est comme la tour du Liban. La tête
est comparée à une montagne, au verset suivant ; et par proportion, le nez est
comparé à une tour fort élevée : le nez marque la noblesse et la bonne mine. 5. Votre tête « sur vos épaules»
(hébr. Septante) est
semblable au Carmel : votre tête, semblable à une haute montagne couverte
de fleurs et d'arbres verdoyants, s'élève au-dessus de vos épaules, comme le
Carmel au milieu de la campagne, pour marquer les couronnes de fleurs dont elle
pare sa tête, et les rubans entrelacés dans les tresses de ses cheveux. Et vos cheveux à la pourpre royale : il
compare au tissu de la pourpre, et non à sa couleur, les 1 S. Greg., Procem. in Cant.
664 tresses des
cheveux de l'Epouse. En hébreu la pourpre s'appelle aussi un tissu; ce que les
Septante traduisent : « La tresse de votre tête est semblable à la pourpre. » A la pourpre royale : au tissu le plus
délié et le mieux travaillé. On peut bien aussi comparer à la pourpre les
cheveux de l'Epouse, à cause des fleurs et des rubans de couleur de pourpre
mêlés dans sa coiffure. Lorsqu'elle est
encore à la teinture : lorsqu'elle est attachée dans les vaisseaux des
teinturiers en pourpre, pour y prendre une double teinture. 6.
Que vous êtes belle: c'est l'Epoux qui parle, comme le montre assez
le vers. 8. Dans vos délices :
paroles de tendresse et d'affection. Tandis que les jeunes filles chantent les
louanges de l'Epouse, l'Epoux ayant les yeux sur elle, attendri par ses regards
et par les doux accents de ses compagnes, s'écrie dans son transport : « Que vous
êtes belle ! » 7. Votre taille est semblable au palmier : parce qu'elle a la taille
haute et droite. Et vos mamelles à des
grappes de raisin : aux grappes d'une vigne, dont les branches sont
attachées à un palmier. 8. J'ai dit : Je monterai sur le palmier : je me jetterai entre ses
bras; et je cueillerai ses fruits :
je m'attacherai à ses branches. Hébreu : «Je l'embrasserai tendrement : » où il
joint la bouche, les mamelles et toutes les autres sources des douceurs. En ce
sens Salomon dit lui-même aux Proverbes : « Réjouissez-vous avec votre femme
dans votre jeunesse : mettez tout votre plaisir dans son amour (1), «voulant
inspirer l'amour chaste et éloigner de l'amour infâme. Aussi ajoute-t-il :
«Pourquoi, mon fils, vous laissez-vous séduire par l'étrangère?» Et ce précepte
tendait aux bonnes mœurs à sa manière, surtout pour l'ancien peuple : car à
présent saint Paul élève le chrétien à un degré plus haut, lorsqu'il dit : «
Que ceux qui ont des femmes, vivent comme n'en ayant point; et ceux qui usent de
ce monde, comme n'en usant point (2). » 9. Votre voix, votre parole, ô mon Epouse, est un vin délicieux, digne de la bouche de mon bien-aimé : c'est
ce que veut dire la phrase hébraïque, qui se trouve encore aux Proverbes, où la
Vulgate traduit : «Il coule agréablement» un vin délicieux à boire, qu'on peut
présenter à ses amis (3). Remarquez que le mot hébreu, dodi, mon ami, mon bien-aimé, ne
s'applique pas à l'Epoux seul, puisqu'au ch. V, vers. 1, où il est employé
comme ici, la Vulgate l'a traduit au pluriel, «mes amis. » Agréable à ses lèvres et à ses dents: qui le fait parler comme un
homme endormi ; hébreu : « Votre parole, ma bien-aimée, m'est aussi agréable
que l'est à mon ami un excellent vin qui le ferait bégayer. » Il veut paraître
comme enivré de la bonté et des tendresses de l'Epouse : tant il en est épris. 10. Je suis à mon bien-aimé, dit l'Epouse pour répondre aux ardeurs de
l'Epoux; et son inclination le porte à
moi: son désir ou son inclination
1
Prov., V, 18, 19. — 2 I Cor., VII, 29, 31. — 3 Prov., XXIII, 31.
665
(hébr.) : c'est le même mot que dans la Genèse, où, en parlant de la première femme, l'hébreu porte : « Tu
seras l'inclination de ton mari, » ce que la Vulgate a traduit : « Tu seras en
la puissance de l'homme (1) ; » les
Grecs, Homère surtout et Théocrite, nomment aussi celte passion désir, inclination, amour. C'est-à-dire
: Nous sommes unis d'inclination, autant que par le nœud conjugal; et l'amour
chaste nous fait sentir toutes ses ardeurs, qui ne se peuvent éteindre que par
les embrassements tant désirés. Ainsi finit le cinquième jour, comme au ch. II,
vers. 6, et au ch. VIII, vers. 3. Aussi vont-ils changer et d'entretiens et
d'exercices. RÉFLEXION.
Pour nous élever donc comme par degrés à des pensées plus hautes et toutes célestes,
voici l'âme sublime devenue l'admiration, non-seulement de l'Epoux, mais encore
de ses compagnes. Elles avoient commencé à la louer au ch. III, vers. 6, la
comparant à la fumée d'un encens de très-bonne odeur. Mais empruntant ici de
nouvelles louanges, elles la publient aussi éclatante de toutes parts que la
lune, que l'aurore, que le soleil même, et qu'une armée terrible à ses ennemis,
où les boucliers et les casques brillent au rayon du soleil qu'ils renvoient, au
ch. VI, vers. 9. Elle est appelée Sulamite du nom même de Salomon, ch. VII, vers. 12; ch. VII,
vers. 1 ; et sa beauté est merveilleusement relevée : car elle est
très-parfaite en tout point et dans les moindres parties, au ch. vu, vers. 1,2;
d'une taille haute et élevée vers le ciel, à la manière d'une tour ou d'une
montagne, vers. 4, 5. Ces éloges ne conviennent pas moins à l'Eglise chrétienne, ainsi appelée du
nom de Jésus-Christ même. Elle porte avec raison le titre de pacifique, puisqu'elle enferme tous les
élus dans son unité et dans sa paix. On y distingue divers ordres de personnes
qui, comme il est écrit, « sont toutes dans la joie (2) : » avec la terreur des
armes, c'est-à-dire la parole de Dieu, qui accable les impies. Le nouveau
peuple dit d'une commune voix à l'Eglise, qui le reçoit dans son sein : «Que
votre arrivée est agréable, » au ch. VII, vers. 1 ; «Combien sont beaux les
pieds de ceux qui annoncent la paix, qui apportent tous les biens (3) ! » Us la
publient très-heureuse, parce que pénétrée de l'onction céleste, elle mérite de
porter le nom du Christ et qu'elle est très-parfaite. De là vient ce
dénombrement exact de toutes les parties, que nous avons vu, où rien n'est
oublié, ni le nombril, ni le ventre, ni la rondeur des cuisses, au ch. vu, vers.
12. Le retranchement du nombril signifie la rémission des péchés, suivant ce
qui est écrit : «Tu es une racine de la terre de Chanaan; et, au jour de ta
naissance, ton nombril n'a point été coupé, et tu n'as
pas été lavée de l'eau
1 Gen.,
III, 16. — 2 Ps., LXXXVI, 7. — Is., LII, 7.
666 salutaire (1) : »
c'est-à-dire que, comme le retranchement du nombril est une propreté du corps,
de même la rémission des péchés fait la beauté de l'Eglise, puisqu'une grâce aussi
abondante qu'une grande mixtion de parfums exquis succède à la place du péché,
comme le dit saint Paul : « Où il y a eu abondance de péché, il y a eu
ensuite une surabondance de grâce (2). » La fécondité de l'Eglise est encore
clairement figurée dans ces paroles : « Votre ventre est semblable à un monceau
de froment, » et la chasteté inséparable de sa fécondité est aussi marquée par
la comparaison des lis, qui expriment l'éclat de la chasteté de l'Epouse. Ceux
qui l'aiment la trouvent aimable jusque dans ses habits et dans sa chaussure,
jusque dans les franges de la princesse, c'est-à-dire dans ses pratiques et
dans ses cérémonies, parce que la lumière de la vérité y est répandue partout.
Ils la trouvent belle de toutes parts et en tout point, parce que Jésus-Christ
y est de tout côté, et que « en lui tout le corps de l'Eglise est parfaitement
uni en toutes ses parties (3). » Mais il paraît surtout aux jointures, où les
membres ont leur liaison et leur assemblage: car comme saint Paul ajoute : «
C'est par son influence dans toutes les liaisons, qu'il produit l'accroissement
du corps, afin qu'il s'édifie par la charité (4). » Les deux jardins de l'Epoux, celui des fleurs et celui des fruits, au ch. VI,
vers. 1, 10, semblent signifier dans l'Ecriture ce qui fait la joie et la
nourriture de l’âme. Saint Ambroise entend par le jardin des noyers, celui où
est le fruit de la lecture des prophéties et de la grâce sacerdotale, qui est
amère dans ses tentations, pénible dans ses travaux, et abondante dans les
vertus intérieures (5); et saint Augustin, sous la figure des noix, les sens
cachés de l'Ecriture qui ne se développent qu'avec beaucoup d'application. Que
si Jésus-Christ semble quelquefois s'éloigner de l'Epouse, c'est pour revenir à
elle aussitôt après, comme s'il succombait au transport de son amour, et pour,
s'unir à elle plus étroitement, au ch. VI, vers. 1, 10, 11, et au ch. VII,
vers. 8. Mais qu'est-ce à dire que Jésus-Christ aime et possède les saintes
âmes? Celui-là le saura, qui comprendra la force de cette parole : « Je fais
mes délices d'être parmi les hommes (6): » et de celle-ci : « Je t'ai aimée
d'un amour éternel; c'est pourquoi, touché de pitié pour toi, je t'ai attirée à
moi (7) ; » et de cette autre : « Convertissez-vous, car je suis votre époux (8)
; » et enfin de celle-ci : « Je t'ai regardée, et voici le temps que tu as
désiré, le temps des amants : j'ai donc étendu mon manteau sur toi, et tu es à
moi (9). » Ce qui signifie clairement : Je t'ai épousée, et tu es en ma
possession, comme on le voit dans saint Paul : « Je vous ai fiancée à
Jésus-Christ, votre unique époux, pour vous présenter à lui comme une vierge
chaste (10). » C'est pourquoi Jésus-Christ possède encore les saintes âmes par
les prédicateurs de sa parole, qui, dans 1 Ezech., XVI, 3, 4. — 2 Rom., V, 20.— 3 Ephes., IV, 10. — 4 Ibid.— 5 S. Ambr., liv. III de Virgin.— 6
Prov., VIII, 31. — 7 Jerem., XXXI, 3.— 8 Ibid., III, 14. — 9
Ezech., XVI, 8. — 10 II Cor., XI, 2. 667 le transport de
leur joie, disent avec le même apôtre en voyant la soumission de leurs
disciples : « Oui, mon frère, je vous ai acquis au Seigneur : soulagez mes
entrailles dans le Seigneur (1) ; » et mille autres endroits semblables. La
bouche ou la voix de l'Epouse, comparée à un vin excellent, signifie la parole
de l'Eglise et la prédication de l'Evangile, que Jésus-Christ compare lui-même
à un vin nouveau et plein de force (2). EXPLICATION.
SIXIÈME JOUR.
11. Venez, mon bien-aimé, allons aux
champs : elle fait assez entendre qu'ils étaient rentrés chez eux, mais
qu'ils en devaient bientôt sortir, et dès le point du jour, c'est-à-dire au
commencement du sixième jour. Allons aux
champs: ceci est particulier à ce jour, que l'Epoux ne sort pas seul comme
auparavant, et qu'il n'invite plus l'Epouse à aller à la campagne, après
qu'elle est éveillée, comme au ch. II, vers. 10. Elle-même le prévient :
fatiguée du tumulte et de l'embarras des villes et soupirant après la solitude,
elle attire l'Epoux à la campagne pour le posséder avec plus de liberté. Faisons notre demeure à la campagne :
ils se proposent un nouveau genre de vie : Maintenant, dit-elle, ne nous
promenons plus dans la campagne; mais fixons-y notre demeure pour toujours, et
passons-y les nuits. 12. Levons-nous du matin pour aller
aux vignes : levons-nous au point du jour pour jouir de la beauté de la
campagne. Là, je vous donnerai mon amour (hébr.) ;
et non, «mes mamelles,» comme porte la Vulgate (voyez le ch. I, vers. 1, 3, et
ch. IV, vers. 10), étant en liberté et enflammée d'un amour plus ardent par la
beauté de la campagne, et par la douceur de l'air, et par le silence des
jardins, et par l'ombre des arbres. 13. Les mandragores se font sentir : elles ont, dit-on, la racine
odoriférante. Il y a de toutes sortes de
fruits à nos portes : il y en croit de toute sorte à la porte, et il ne
faut pas aller loin pour en trouver, maintenant que nous ne demeurons plus à la
ville, mais que nous sommes au milieu des jardins et de la campagne. Je vous en ai gardé
d'anciens et de nouveaux
: ce qui en marque une grande abondance, suivant ce qui est écrit : «Vous
mangerez des fruits de plusieurs années (3) ; » et ailleurs : « Il tire de son
trésor d'anciennes et de nouvelles provisions (4). » Je vous en ai gardé : dans une si grande
abondance elle fait sa provision avec dessein et avec choix : car l'Epoux
recevra plus agréablement ses fruits que l'Epouse aura choisis elle-même, et
qu'elle lui aura gardés. 1 Philem., vers. 20.— 2 Luc, V, 37.— 3 Levit., XXVI, 10. —
4 Matth.,
XIII, 52.
668 CHAPITRE VIII.
L'empressement de
l'Epouse pour recevoir en liberté le saint baiser de l'Epoux, pour le conduire
à la maison de sa mère, et là se faire instruire par lui; leurs chastes
embrassements; l'Epouse sort du désert, elle se repose sur son bien-aimé; le
pommier, le cachet, l'amour, la jalousie, sa flamme qu'on ne peut éteindre; la
jeune sœur de l'Epouse; la vigne de l'Epoux, sa voix si désirable à l'Epouse;
la chanson de l'Epouse; fuyez.
L’EPOUSE 1. ( Hébr. ) Que
n'êtes-vous pour moi comme mon jeune frère, suçant le lait de ma mère! je vous trouverais dehors, je vous baiserais, sans que
personne le trouvât mauvais. 2. Je vous prendrai et je vous
conduirai dans la maison de ma mère : vous m'instruirez, et je vous ferai boire
d'un vin préparé et du jus de mes grenades. 3. De sa main gauche il me soutient la tête, et il m'embrasse de sa droite. SEPTIÈME JOUR.
L’EPOUX. 1. Filles de Jérusalem, je vous
conjure, gardez-vous d'éveiller ma bien-aimée et de troubler son sommeil,
jusqu'à ce qu'elle le veuille.
LES FILLES. 5. Qui est celle-ci qui sort du
désert, rassasiée de plaisirs, appuyée sur son bien-aimé (1) ?
L’EPOUSE Je vous ai éveillé sous un pommier où votre mère a été en travail, et où
elle vous a mis au monde. 6. Mettez-moi comme un cachet sur
votre cœur : car l'amour est aussi fort que la mort, et la jalousie aussi
inflexible que le sépulcre : ses flambeaux sont du feu et des flammes.
1 Hebr. : « Qui sort du désert, accompagnée de son
bien-aimé.»
669
7. Une grande quantité d'eau ne peut éteindre
l'amour, ni les fleuves l'étouffer : quand un homme l'aurait acheté au prix de
tout son bien, il croirait n'avoir rien donné.
8. Notre sœur est jeune, elle n'a pas encore le
sein formé; que ferons-nous de notre sœur, lorsqu'on la recherchera ?
L’EPOUX.
9. Si c'est un mur, bâtissons dessus des
forteresses d'argent : si c'est une porte, arrêtons-la avec fies planches de
cèdre.
L’EPOUSE
10. Je suis un
mur, et mes mamelles sont comme des tours : depuis qu'il m'a trouvée agréable à
ses yeux.
L’EPOUX. 11. Le pacifique a une vigne en un lieu fort peuplé (1) : il l'a donnée à
des vignerons qui lui en rendent chacun mille pièces d'argent. 12. Ma vigne est devant moi.
Pacifique, jouissez de l'argent qui vous en revient, et les vignerons de leur
profit. 13. Vous qui demeurez dans les
jardins, nos amis écoutent: faites-moi entendre votre voix.
L’EPOUSE 14. Fuyez, mon bien-aimé, et soyez
comme le chevreuil et le faon d'une biche sur les montagnes des aromates. EXPLICATION.
1. Que n’êtes-vous pour moi comme mon
jeune frère! c'est l'hébreu à la lettre. Suçant le lait de ma mère : frère utérin
né d'une même mère et nourri de son lait, et en cela plus cher : car nous avons
vu que les amans se plaisent à s'entre-donner des
noms de tendresse et d'affection, au ch. V, vers. 2. Elle désire donc
d'embrasser l'Epoux et de le baiser avec la même liberté qu'elle ferait son
propre frère encore enfant. Sans que personne le trouvait mauvais : sans qu'on
osât me mépriser, ni m'accuser d'aimer avec trop de passion. 2. Je vous conduirai dans la maison
de ma mère : voyez le ch. III, vers. 4.
1 Hebr. : « Salomon
a une vigne à Baal-Hamon. »
670
Quoiqu'elle
puisse honnêtement embrasser l'Epoux sans se cacher, elle aime mieux néanmoins
le faire en secret. Vous m'instruirez
: honnête femme, qui sa fait instruire par son mari, tant elle lui est soumise
et tant elle aime son devoir. Saint Paul ordonne aussi aux femmes de recevoir
l'instruction de leurs maris dans leurs maisons (1) ; et dans Xénophon, Icomaque conduit la sienne chez soi et l'instruit en
particulier (2). Et je vous ferai boire
d'un vin préparé : dans l'entretien je vous donnerai des liqueurs. 3. De sa main gauche il me soutient
la tête : c'est la fin du jour, comme au ch. II, vers. 6. RÉFLEXION.
Voici l'âme sublime toute embrasée de l'amour de l'Epoux. Plus elle paraît
admirable aux yeux du monde, plus elle cherche à se cacher pour posséder son
bien-aimé plus paisiblement à l'écart, imitant Marie qui apprend de la bouche
du Seigneur, que « c'est la seule chose nécessaire (3). » Tels étaient les
anciens solitaires qui, à l'exemple de Jean-Baptiste, éloignés même de la
compagnie des gens de bien, employaient toutes les forces de leur esprit à
s'occuper de Dieu seul. Voici donc toutes choses changées en mieux : voici des
fleurs et des fruits en abondance ; mais des fruits de toute espèce, anciens et
nouveaux, à mesure que l'âme fait de nouveaux progrès et qu'elle s'avance de
vertus en vertus. Alors devenue plus hardie et comme hors d'elle-même, elle
s'abandonne ouvertement à l'objet de son amour sans aucune réserve : et ce que
dit saint Paul s'accomplit en elle : « Soit que nous soyons emportés comme hors
de nous-mêmes, c'est pour Dieu : car la charité de Jésus-Christ nous presse (4)
; » et encore : «Ma bouche s'ouvre pour vous, ô Corinthiens ; mon cœur se
dilate par la charité (5) ; » et enfin : « Je vis, mais ce n'est plus moi qui
vis (6), » ce dont on voit plusieurs exemples dans les Pères du désert.
Toutefois elle préfère la retraite où elle est en secret (7); et se tenant
assise aux pieds de Jésus, elle écoute sa parole, qui se fait entendre au
dedans plutôt qu'au dehors (8). Ce qui est suivi au septième et dernier jour,
des faveurs les plus douces et du repos de la plus sublime contemplation. Les vertus de l'Eglise sont aussi clairement marquées ici : sa vigilance,
lorsqu'elle excite les pasteurs à veiller à la vigne qui leur est confiée; et
cette abondance de fleurs et de fruits, avec la source de toutes les vertus
exprimées par les mandragores, au ch. VII, vers. 11, 12, 13; son application
comme une bonne mère à se remplir les mamelles, qu'elle présente à Jésus-Christ
quand elles sont pleines ; et à recueillir des fruits nouveaux avec les
anciens, où éclate la gloire qu'elle reçoit de ses nouveaux enfants, lorsqu'aux 1 I Cor., XIV,
35. — 2 Xenoph., Oecon. — 3 Luc, X, 42. — 4 II Cor., V, 13,14. — 5 Ibid., VI,
11. —
671 patriarches et aux
prophètes, elle réunit les apôtres et les martyrs, auxquels se joindront à la
fin les Juifs mêmes, qui sont réservés au Seigneur. EXPLICATION.
SEPTIÈME JOUR.
4. Gardez-vous d'éveiller ma bien-aimée : l'Epoux, selon sa coutume
éveillé dès l'aurore, prend soin du repos de l'Epouse qu'il laisse endormie,
comme au ch. II, vers. 15 ; ch. III, vers. 5 ; et là commence le septième et
dernier jour. 5. Qui est celle-ci qui sort du désert? L'Epouse donc paraît en public
dès le commencement du jour, et ses compagnes la reçoivent avec la même
admiration qu'au ch. III, vers. 6, et ch. VI, vers. 9. Il semble que c'est le
jour du sabbat; car l'Epoux sort avec l'Epouse, ce que nous n'avons point
encore vu. Aux autres jours, dès le grand matin, l'Epoux s'en allait à la
campagne à son travail ordinaire, et l'Epouse sortait seule de sa chambre: mais
aujourd'hui il ne fait aucun ouvrage, il ne cultive point son jardin, il ne
conduit point ses troupeaux aux pâturages. Ils s'entretiennent familièrement :
ils vont voir leurs amis : ils paraissent ensemble en public comme en un jour
de fête : et l'Epouse semble être arrivée à l'état le plus sublime. Elle n'est
plus louée d'avoir des habits parfumés et des parures magnifiques, ou une
beauté si rare : mais de ce qu'elle sort seule avec l'Epoux, et qu'appuyée sur
lui, elle est maintenant très-heureuse. Je vous ai éveillé sous un pommier :
elle a éveillé l'Epoux qui dormait : c'est la force de l'hébreu. Elle raconte
donc que la première fois qu'elle le vit, elle le trouva endormi sous quelque
arbre, et qu'aussitôt elle fut tellement éprise de lui, qu'elle ne put
s'empêcher de le tirer comme en jouant pour l'éveiller. Elle ajoute qu'il est
né sous cet arbre, afin qu'elle-même s'y reposât avec lui plus librement, comme
à l'ombre sous laquelle il avait pris naissance ; choses dont le souvenir est
très-agréable aux amans, et que le poète exprime ainsi : «Je vous ai vue, étant
enfant, cueillir avec votre mère des fruits couverts de rosée, dans nos jardins
où je vous avais conduite : à peine avais-je douze ans ; mais dès que je vous
vis, ah ! que je fus épris (1) ! » Où votre mère a été en travail, où elle vous
a mis au monde : c'est à la lettre ce que signifie le mot hébreu répété deux
fois ; et les Septante emploient aussi deux fois un même mot, qui a la même
signification. Il est vraisemblable qu'une femme de campagne allant et venant
par les champs à son travail, ait accouché au pied du premier arbre : comme on
dit de la femme de Curius, que elle
« accoucha sous un chêne en lui portant son dîner à la charrue (2). » Au reste,
l'Epouse pourrait bien avoir inventé cette
1 Virgil., Eclog. VIII. — 2 Mart., lib. VI, Epigr. LXIV.
672 fiction amoureuse
: un jeune homme si gai et si fleuri ne devait naître que sous cet arbre si
beau et si fertile. On peut aussi retenir le sens de la Vulgate, qui traduit : Là votre mère a consommé son mariage, là
elle a cessé d'être vierge : ce qui revient au sens de l'hébreu, et veut
dire que l'Epoux, pasteur de profession, a été conçu sous cet arbre ; ou que là
ses parents ont commencé à s'aimer ; ce qui serait la première occasion de leur
mariage et de sa naissance, étant ordinaire aux bergers de se réjouir à l'ombre
des arbres. Que si c'est une fiction, elle est fort convenable à la vie
pastorale et très-propre à. représenter nos divins mystères, si l'on n'aime
mieux que ce soit une allusion à quelque histoire secrète. 6. Mettez-moi comme un cachet sur votre cœur : c'est l'Epouse qui
parle comme on le voit dans l'hébreu : je désire d'être serrée entre vos bras
et collée sur votre sein, comme un cachet appliqué sur la cire : que je ne
puisse être séparée de vous , pas même pour un
instant, sans une extrême douleur. Ensuite elle exprime cette douleur que lui
cause son amour et sa jalousie ; car elle en avait déjà ressenti quelque
atteinte au ch. III et V ; et elle prévoit que le transport de son amour lui
fera souffrir des peines encore plus graves. Ses flambeaux : « ses charbons » (hébr.). 7. Une grande quantité d'eau ne peut éteindre l'amour : l'amour est
mis à cette épreuve, mais il en sort victorieux. 8. Notre sœur est jeune : ma sœur, que vous prenez aussi pour la vôtre
à cause de moi. Elle n'a pas encore le sein
formé : elle n'est pas en âge d'être mariée. Ezéchiel dit au contraire de
celle qui est en âge nubile : « Vos mamelles se sont enflées (1). » Que ferons-nous de notre sœur, lorsqu'on la
recherchera ? L'hébreu, à la lettre : « Lorsqu'on parlera d'elle, » lorsqu'on
parlera de la marier. Saint Ambroise l'explique ainsi : «L'Epouse, dit-il,
étant entrée dans l'intime familiarité de l'Epoux, lui parle de sa famille avec
confiance, et lui recommande sa cadette (2). » 9. Si c'est un mur, bâtissons dessus des forteresses d'argent, de
petites tours; d'autres traduisent : ce Ornons-la d'un couronnement d'argent. »
L'Epoux lui répond : « Si elle a l'esprit solide, marions-la à un homme de
qualité et riche, qui sera l'appui d'une maison puissante. » Si c'est une porte, arrêtons-la,
fortifions-la avec des planches de cèdre
: si elle a l'esprit léger et inconstant, donnons-la à un homme sage, qui la
tienne dans le devoir. 10. Je suis un mur : l'Epouse se
glorifie d'être un mur solide, et telle que l'Epoux venait de l'exprimer, qui,
à la fleur de son âge et avec une grande beauté, devait être très-agréable à
son mari. Mes mamelles sont comme des
tours : je ne ressemble point à ma sœur qui n'a pas le sein formé : mes
mamelles s'élèvent comme des tours, au pluriel. (Hébr.
Sept.) : «Comme des 1 Ezech.,
XVI, 7. — 2 S. Ambr., in Ps. CXVIll,
octon. 22.
673 tours » élevées le
long d'un mur et qui sont l'ornement d'un ouvrage magnifique. Depuis qu'il m'a
trouvée agréable A ses yeux : ou que j'ai mérité ses bonnes grâces. 11. Le pacifique a une vigne : « Salomon » (hébr.
Sept.) : en un lieu fort peuplé : à
Baal-Hamon, qui sont deux noms propres dans l'hébreu et dans les Septante. 12. Ma vigne est devant moi: « Ma vigne est à moi» (hébr.).
Pacifique, jouissez de l'argent : ô
Salomon, au vocatif, dans l'hébreu et dans les Septante. Dans ces deux versets,
l'Epoux parle en berger, dont il fait le personnage dans tout le Cantique. Je n'envie rien à Salomon, ni
ses trésors, ni ses terres, ni ses maisons royales : il a des vignes et des
terres labourables, des lieux où il réserve son vin et des officiers qui en ont
soin ; il a une vigne d'un très-grand rapport, c'est
la meilleure partie de son patrimoine royal ; peut-être était-ce la vigne d'Engaddi, célèbre par le baume qui s'y trouvait (1). Et moi
j'en ai une aussi que voici devant mes yeux, c'est mon épouse. Salomon, ô grand
roi, gardez votre vigne avec son revenu de mille pièces d'argent par an :
payez-en encore deux cents à vos vignerons, et ne cessez de vanter la bonté de
cette vigne ; pour moi, je me contente de mon épouse, c'est toute ma richesse.
Mais pourquoi ne parle-t-il que de sa vigne au milieu de tant de richesses, de
jardins et de palais ? La raison en est prompte. Rien ne touche tant un homme
de campagne, dont il fait le personnage, que les champs, les terrés labourables
et la vigne. 13. Vous qui demeurez dans les jardins : faites-moi entendre votre voix
: dans l'ardeur de son amour, il la prie de chanter de sa voix très-agréable,
tandis qu'elle est au jardin et que tout est dans un profond silence. 14. Fuyez, mon bien-aimé : c'est ainsi qu'elle commence son chant
mélodieux par cette parole, où elle déclare qu'elle ne veut ni chanter ni vivre
que pour l'Epoux seul, et non pour aucun autre, comme si elle disait :
Voulez-vous que je chante pour vos amis? Mais moi, je ne le voudrais pas : je
ne puis souffrir la foule; fuyez vite dans des lieux écartés et sur les
montagnes les plus reculées : vos yeux me font mourir. L'Epoux s'était exprimé
à peu près en ce sens : « Détournez vos yeux de dessus moi, parce qu'ils m'ont
ravi à moi-même, » au ch. VI, vers. 4. Il faut être à l'écart pour éteindre
l'ardeur d'une si grande flamme. Sur les montagnes des aromates : plantées
d'arbres de bonne odeur, telles qu'étaient les montagnes de Béther,
comme nous avons vu au chap. II, vers. 17.
1 I Paral., XXVII, 27.
674 RÉFLEXION.
Voici l'Epouse ou l'âme forte au plus haut degré de la charité : elle n'a
rien a craindre ni à se défier de sa beauté, comme
quand elle disait : «Je suis noire, mais je suis belle. » Appuyée sur son
bien-aimé, elle tombe entre ses bras et se repose mollement sur son sein sans
aucune contrainte, parce qu'elle est arrivée à cette charité parfaite qui «
chasse la crainte (1), » et que rassasiée de plaisirs, elle jouit de cette paix
« qui surpasse tout sentiment (2). » Elle n'oublie point la croix, sur
laquelle, par la foi de la résurrection, elle éveille Jésus-Christ
, où il paraît comme endormi, étant véritablement mort. Eve ne lui
échappe point, lorsque sous l'arbre elle porta la corruption avec la
malédiction dans toute la nature humaine, et lorsque sous le même arbre elle
vit par la foi naître d'elle le Sauveur qui devait sortir de sa postérité,
selon la promesse du Seigneur : «J'établirai une inimitié entre toi et la
femme, entre ta postérité et la sienne, et elle t'écrasera la tête (3).» Se
souvenant donc à la fois d'un si grand malheur et d'un si grand bienfait,
sauvée par l'arbre des maux causés aussi par l'arbre, comme le chante l'Eglise,
elle demeure aussi de plus en plus unie à l'Epoux , serrée entre ses bras et
collée à son sein, comme saint Jean, le bien-aimé du Sauveur, lorsqu'il s'y
reposait. Alors paraît l'ardeur de l'amour très-véhément de l'Epouse, suivi tôt
après de ses peines extrêmes. Car telle est la parfaite charité de cette vie,
lors même qu'elle nous unit à Dieu intimement ; et l'âme sent de cruelles
agitations, lorsqu'elle se sent le plus pressée d'être tout à fait à
Jésus-Christ. En vain semble-t-elle ranimer son zèle : et les restes des
péchés, et les moindres taches de la concupiscence, et les faiblesses de la
chair l'accablent de douleur. Enfin l'amour prend le dessus, semblable à un feu
dévorant que les ruisseaux et les torrents ne peuvent éteindre ; car, dit
l'Apôtre : « Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ ? Sera-ce
l'affliction, ou la persécution , ou le fer ? Mais ni
la mort, ni la vie, ni aucune autre créature ne nous pourra jamais séparer de l'amour
de Jésus-Christ (4). » Aussi l'Epouse dit-elle : «Une grande quantité d'eau ne
peut éteindre l'amour, ni les fleuves l'étouffer, » ch. VIII, 7, étant résolue
à souffrir mille morts pour l'Epoux et chantant par avance le triomphe des
martyrs, où elle ajoute : « Quand un homme l'aurait acheté au prix de tout son
bien, il croirait n'avoir rien donné ; » pour célébrer la gloire de ceux qui
disaient : « Nous avons tout quitté et nous vous avons suivi (5). » Dans un si grand transport et dans une union si intime avec le Verbe, ses
soins ne se terminent pas à elle seule : appliquée à l'avancement de ses sœurs
encore faibles, elle les recommande à l'Epoux avec toute liberté, et elle 1 I Joan., IV, 18.— 2 Philipp.,
IV, 7.— 3 Gen., III, 15. — 4
675 prend de lui la
conduite qu'elle doit garder avec chacune, vers. 9. Cette jeune sœur, selon
saint Thomas, c'est l'Eglise naissante composée des gentils nouvellement
convertis par les apôtres. Ici l'Epouse voit avec étonnement l'application de
Jésus-Christ à cultiver sa vigne, c'est-à-dire chaque âme, les aimant
tendrement ; et comme il s'en explique dans Isaïe, non content d'avoir planté
sa vigne, la fermant encore d'une haie, la fortifiant d'une tour, veillant
lui-même à sa garde et quittant tout pour y donner tous ses soins (1) : ce qui
nous représente l'unité de l'Eglise catholique. Elle commence ensuite à se
louer elle-même sans mesure : « Je suis un mur, » et le reste du vers. 10 : car
mettant tout son appui sur l'Epoux, si quelque raison l'oblige de relever ses
propres vertus, c'est pour marquer qu'elle les a reçues de lui et non
d'elle-même, comme saint Paul : « J'ai travaillé plus que tous les autres : ce
n'est pas moi (2) toutefois, mais la grâce de Dieu avec moi ; » et un autre : «
J'ai acquis une grande sagesse; j'ai fait de grands progrès en l'étudiant, et
je rends gloire à celui qui me l'a communiquée (3). » Ajoutons que l'Eglise est
véritablement le mur bâti sur la pierre, soutenu et paré du double précepte de
la charité. Enfin l'Epoux invite l'Epouse à chanter le très-doux cantique de
l'amour, afin que ses amis en soient enflammés. Elle chante donc : « Fuyez. »
Ce que fait aussi l'Eglise, célébrant la gloire de l'ascension de Jésus-Christ
dans l'espérance de son prochain retour : et encore l'âme sublime qui, ayant
souvent éprouvé que l'Epoux se retire et s'échappe, lorsqu'elle pense le
posséder pour toujours, la laissant par sa retraite dans les peines de l'amour,
et qu'alors surtout il lui accorde plus de faveurs, elle l'exhorte à cette
fuite pleine de miséricorde. Peut-être aussi que succombant à la ferveur de son
amour, elle ne peut en porter le poids, comme il est arrivé à celui qui disait
: « Ah ! Seigneur, c'en est assez, c'en est assez (4); » et à celle qui disait
: « Ou souffrir ou mourir (5). » Il faut ici admirer les merveilleux
changements que cause l'amour divin. Tantôt l'absence de l'Epoux plonge l'âme
dans un abîme de douleur qui la fait écrier : « Revenez, mon bien-aimé, plus
vite que le chevreuil et que le faon d'une biche, » au ch. II, vers. 17. Ici sa
présence la noie dans un torrent de chastes délices, ou se noyant elle-même,
elle pousse ce cri: « Fuyez, mon bien-aimé. » La fuite de l'Epoux est marquée
sur les montagnes des aromates, c'est-à-dire que l'Epoux s'élevant toujours
au-dessus de lui-même, semble enfin se cacher dans la gloire de ses perfections
infinies, où l'Epouse ne pouvant atteindre comme à une montagne inaccessible,
elle se console de sentir du moins quelque fumée de son odeur. Ce qui fait dire
à saint Ambroise : « Il ne peut habiter que dans la sublimité des vertus; il ne
peut demeurer qu'avec ces filles de l'Eglise, qui ont droit de dire : Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ
(6). » 1 Is., V,
2, 4, 7. — 2 I Cor., XV, 10. — 3 Eccli., LII, 22, 23. — 4 S. Franc. Xav. — 5 S. Ther. — 6 Ambr. lib. III de Virgin.
676 ABRÉGÉ ET CONCLUSION DE CET
OUVRAGE.
Voici d'abord l'ordre des sept jours. L'Epouse y paraît toujours attachée à
l'Epoux et l'aimant d'un amour constant, dont voici les degrés. Au premier jour
l'âme se défie de sa beauté, elle en excuse les défauts : mais se laissant
gagner aux attraits d'une dévotion sensible, elle se plaît trop à ce qui flatte
les sens. Au second, dans ce commencement de sa conversion et parmi les
exercices d'une vie plus réglée, affligée du souvenir des péchés de sa vie
passée, soutenue toutefois par les consolations d'une vie nouvelle, elle suit
l'Epoux qui la conduit dans la solitude, où elle mortifie les restes de la
cupidité. Les épreuves de l'amour commencent au troisième jour ; l'âme en
devient plus fervente et plus appliquée à sa perfection. Au quatrième, les
épreuves continuent ; l'âme en souffre des douleurs plus vives, mais elle
reçoit aussi de nouvelles grâces : une nouvelle force la rend victorieuse des
attaques de ses ennemis ; elle s'élève au-dessus des âmes les plus parfaites.
Au cinquième, elle est l'admiration de l'Epoux et de toutes ses compagnes. Mais
au sixième jour, plus sa vertu est éclatante, plus elle cherche la solitude :
elle-même y attire l'Epoux pour s'abandonner à son amour sans mesure et sans
distraction, et pour y recevoir tous ses enseignements. Au septième, appuyée
sur l'Epoux, elle se repose amoureusement dans son sein, comme au jour du
sabbat. Tel est le progrès d'une âme parfaite, qui étant dans l'alliance du Verbe,
ayant reçu son saint baiser et ses plus douces faveurs, s'avance de plus en
plus vers Jésus-Christ, comme saint Paul : « Oubliant ce qui est derrière moi,
et m'avançant vers ce qui est devant moi (1). » Ne croyez pas toutefois qu'elle
monte nécessairement et avec méthode les sept degrés l'un après l'autre, pour
1 Philipp., III, 13.
677 s'arrêter enfin en
un certain état. On remarque au contraire dans tout ce Cantique, que l'aine possédée de l'Esprit de Dieu se sent
continuellement excitée à faire de nouveaux progrès : de sorte que la charité
même, que l'Ecriture appelle parfaite,
se perfectionnant toujours, s'élève enfin jusqu'à Dieu par de continuels
efforts. Ce qui s'accorde avec la fin du Cantique
: « Fuyez, mon bien-aimé, sur les montagnes des aromates : » parce que l'âme
voyant l'Epoux s'élever à mesure qu'elle s'élève elle-même à sa connaissance,
elle espère toujours d'avoir assez de force pour l'atteindre lorsqu'il semble
s'enfuir. L'Eglise, à l'exemple des saints Pères, applique à la Sainte Vierge,
plusieurs choses de ce Cantique :
comme la voix de la tourterelle, à cause de la réponse de Marie : « Voici la
servante du Seigneur ; » et de son cantique : « Mon âme magnifie le Seigneur *;
» cantique si touchant, que saint Jean, caché dans le sein de sa mère, en fut
excité pour ainsi dire à rendre par ses tressaillements son hommage au Seigneur
et à sa sainte mère. On lui applique encore : « Le roi étant sur son lit, mon
nard a répandu son odeur : » ma pureté, qui surpasse les plus excellents
parfums, l'a attiré en moi. Et encore : « Qui est celle-ci qui s'élève appuyée
sur son bien-aimé?» Et cette autre parole : «Vous êtes toute belle. » Celle-ci
encore : « Filles de Sion, considérez le roi Salomon avec le diadème dont sa
mère l'a couronné. » Elle l'a couronné, dit saint Ambroise, quand elle l'a
enfanté : car au moment qu'elle l'a conçu et enfanté pour le salut de tous les
hommes, elle lui a mis sur la tête la couronne de sa miséricorde éternelle (2).
Plusieurs endroits conviennent encore aux grandes âmes, et à plus forte raison
à Marie, même à la lettre, et non-seulement par une application pieuse,
puisqu'entre les âmes les plus élevées et les plus parfaites, elle est la plus
sublime et la plus parfaite. Enfin il n'était pas nécessaire de faire ici aucune mention de Dieu ni de
Jésus-Christ, puisque toute l'Eglogue est une allégorie continuelle sur
Jésus-Christ, et qu'il ne conviendrait pas dans une pièce de cette nature de
nommer la personne qu'on veut cacher
1 Luc, I,
38, 46. — 2 Ambr., de Instit.
virgin.,
cap. VII.
678 sous la parabole.
D'ailleurs il est constant qu'il est la fin de cette allégorie, et par la
tradition commune de la Synagogue et de l'Eglise, et par saint Paul, et par
saint Jean dans son Evangile et dans
son Apocalypse, et par Jésus-Christ
même; puisque tous ensemble célébrant le mystère de l'Epoux et de l'Epouse, ils
rapportent ce qu'ils en disent au sens et aux paroles mêmes de ce divin Cantique. De sorte que cette parabole
semble s'expliquer dans toute l'Ecriture sainte, et non-seulement en quelques
endroits particuliers. Mais puisque le fruit du Cantique est que nous aimions Jésus-Christ, j'ajouterai ici les
paroles de saint Ambroise, qui inspirent cet amour, et je finirai le poème de
l'amour divin par les tendres expressions de celui qui en était tout enflammé.
« Nous possédons tout, dit-il, en Jésus-Christ ; que toute âme s'approche de
lui, soit qu'elle languisse sous le péché, soit qu'elle ait des imperfections,
pourvu qu'elle travaille à son avancement avec une attention continuelle; soit
qu'il s'en trouve quelqu'une ornée de toutes les vertus. Elles sont toutes en
la puissance du Seigneur, et Jésus-Christ nous est tout à tous : il sera votre
médecin, si vous voulez guérir de vos plaies : si la fièvre vous brûle, il est
une source, d'eau : si le poids de l'iniquité vous accable, il est la justice :
si vous êtes faible, il est la force : si vous craignez la mort, il est la vie
: si vous désirez le ciel, il en est la voie : si vous fuyez les ténèbres, il
est la lumière : si vous avez besoin de nourriture, il est une viande. Goûtez
et voyez combien le Seigneur est doux. Heureux l'homme qui met en lui son
espérance ! »
FIN DU
VOLUME PREMIER. |